2. L’individualisme

L’immense majorité des rapports, concernant la décennie 1950-1960 laisse entendre une réelle difficulté d’organiser collectivement la lutte contre les ennemis des cultures. L’enquête ministérielle de 1951, en principe rédigée par les inspecteurs du S.P.V., demande à ces derniers si l’individualisme constitue une entrave au développement des groupements. Les réponses à ce type d’interrogation traduisent une analyse subjective. En effet, des phrases identiques se retrouvent parfois dans l’appréciation portée, par la même personne, sur les agriculteurs de deux départements différents (Creuse1621 et Corrèze1622 par exemple). Nous devons cependant tenir compte de ce type de commentaire car, pour une région phytosanitaire donnée, les caractéristiques des exploitations et du comportement des cultivateurs possèdent souvent des points communs. Ainsi, l’individualisme comme obstacle à la création des unités de lutte collective, apparaît, sous ce terme, comme un caractère dominant dans 25 départements dont la liste se trouve consignée dans le tableau ci-après.

Tableau n° 34. Liste des départements fortement marqués par l’individualisme agricole en 1951
Aisne Aveyron Eure Lozère Pas-de-Calais
Alpes-Maritimes Bouches-du-Rhône Gard Maine-et-Loire Pyrénées-Orientales
Ardennes Corrèze Haute-Garonne Mayenne Seine
Ariège Creuse Gers Meuse Tarn
Aude Côte-du-Nord Loire-Inférieure Orne Haute-Vienne

En de nombreux autres territoires, des allusions indirectes dépeignent, plus ou moins clairement, le phénomène individualiste. Les départements méditerranéens et de la bordure occidentale du Massif central se trouvent parmi les plus sujets aux critiques des services de l’Etat. Le rédacteur du rapport concernant les Bouches-du-Rhône ne laisse planer aucun doute sur l’incompréhension à laquelle se heurtent ses services. En effet, « l’individualisme des agriculteurs méridionaux est bien connu, il n’a d’égal que l’indifférence de ces derniers pour les groupements de défense ». Mais surtout, le principal reproche formulé réside dans le fait que « l’agriculteur ne s’intéresse aux groupements de défense que dans la mesure où les avantages immédiats qu’il pourra en retirer lui-même ne nécessitent aucun effort financier, aucun travail »1624. Les fédérations des groupements sont, de fait, soumises à la même indifférence car elles demeurent souvent dans l’incapacité d’offrir une véritable aide financière. Dans les Pyrénées-orientales, « il semble bien que les agriculteurs ne s’intéresseront à cet organisme que lorsque celui-ci sera en mesure d’obtenir des subventions départementales ou du Ministère de l’agriculture »1625. Nous pourrions aisément considérer que les cultivateurs réfutent les avantages d’une lutte commune. Or, dans le Var, si les mesures n’ayant pas un caractère bénéfique immédiat sont accueillies avec indifférence ou hostilité, « les principales difficultés sont dûes à un certain laisser-aller des agriculteurs pour toutes mesures collectives de lutte dont ils comprennent très souvent l’utilité, mais soit par paresse ou imprévoyance, ils ne veulent pas y prendre part »1626. Dans ce dernier département, il apparaît que les individus non méridionaux ou n’exerçant pas exclusivement une profession agricole gèrent les groupements les plus actifs.

L’individualisme caractérise aussi les cultivateurs des Alpes-Maritimes malgré les 11 000 adhérents répartis en 23 groupements. Outre les traitements contre le Pou de San-José, ces organismes sont essentiellement destinés à la lutte contre la Fourmi d’Argentine1627. En 1951, Balachowsky résume parfaitement les désagréments causés par cet arthropode. La fourmi « rentre de tous côtés dans les habitations, les granges, les caves, envahit les réserves de nourriture, gêne le sommeil des habitants et finit par rendre les localités presque inhabitables ». En outre, « dans les jardins, les vignobles, les vergers, la Fourmi d’Argentine favorise la pullulation intense de ravageurs importants, notamment des cochenilles, des pucerons, des psylles, par le fait qu’elle transporte ces insectes et crée de nouveaux foyers et éloigne tous leurs prédateurs et parasites »1628. Face à un ennemi implacable, les cultivateurs, répondant à l’obligation de lutte, s’organisent. En 1951, le rapport du S.P.V. affirme que certains groupements sont dirigés par des gérants salariés afin de maintenir une activité permanente. Ces groupements tendent alors à se transformer en entreprises coopératives de traitements.

Mais, le midi n’est pas le seul secteur touché par l’individualisme et, il semble, d’une manière générale, que les petites exploitations soient les plus rétives à l’organisation collective. Il ne s’agit que d’une hypothèse invérifiable, mais le commentaire concernant le département de l’Orne tend à prouver ce que nous ne pouvons que supposer dans le midi de la France. En effet, « dans la zone de petite culture, l’individualisme s’opposera toujours à l’action collective »1629.

Notes
1621.

A.N.-F., 17 SPV-9, Documentation statistique concernant la Fédération départementale des groupements de défense contre les ennemis des cultures de la Creuse pour l’année 1951

1622.

A.N.-F., 17 SPV-9, Documentation statistique concernant la Fédération départementale des groupements de défense contre les ennemis des cultures de la Corrèze pour l’année 1951.

1623.

AN.F., D’après les renseignements extraits des dossiers 86 0331, article 8 à 14.

1624.

A.N.-F., 17 SPV-8, Documentation statistique concernant la Fédération départementale des groupements de défense contre les ennemis des cultures des Bouches-du-Rhône pour l’année 1951

1625.

A.N.-F., 17 SPV-12, Documentation statistique concernant la Fédération départementale des groupements de défense contre les ennemis des cultures des Pyrénées-Orientales pour l’année 1951

1626.

A.N.-F., 17 SPV-14, Documentation statistique concernant la Fédération départementale des groupements de défense contre les ennemis des cultures du Var pour l’année 1951

1627.

A.N.-F., 17 SPV-8, Documentation statistique concernant la Fédération départementale des groupements de défense contre les ennemis des cultures des Alpes-Maritimes pour l’année 1951

1628.

A.S. BALACHOWSKY, La lutte contre les insectes, principes, méthodes, applications, Paris, Payot, 1951, 380 p. [citation p. 275]

1629.

A.N.-F., 17 SPV-12, Documentation statistique concernant la Fédération départementale des groupements de défense contre les ennemis des cultures de l’Orne pour l’année 1951