D.Résultats et critiques

La période précédant la mise en place des avertissements est riche en conseils impliquant des traitements de plus en plus nombreux. Les habitudes sont alors de suivre un calendrier sans lien avec la biologie des parasites. La mise en place des avertissements agricoles n’est pas immédiate et les incitations d’épandages sont permanentes. Le Bordelais, situé au cœur de la zone d’action de l’une des premières stations, n’est pas soumis très rapidement au raisonnement de la lutte contre les cryptogames parasites. Le 15 mars 1900, le Bulletin du comice de Libourne affirme avec certitude : « Dans un mois et demi environ nous commencerons les premiers sulfatages »1754. Des rappels sont réalisés régulièrement. Ainsi, le 12 avril 1900, la Feuille vinicole de la Gironde formule l’intérêt des cultivateurs de manière particulièrement autoritaire : « Il y a lieu de rappeler, dès un présent, que c’est dans la première huitaine de mai que doit avoir lieu la première opération de sulfatage ; rien ne doit détourner le viticulteur et lui faire différer d’opérer à cette date »1755. Les cultivateurs eux-mêmes, reconnaissant que les traitements réalisés à certaines périodes sont plus efficaces, n’hésitent pas à multiplier le nombre d’épandages de bouillies cupriques. Le hasard permet alors d’éviter les invasions fortes de maladies cryptogamiques comme le Black-rot1756.

Par ailleurs, jusqu’à la fin de la Première guerre mondiale, la météorologie est essentiellement perçue comme une science qui permet la prévision des intempéries. Les stations d’avertissements sont rarement mentionnées au sein de la littérature agricole. En réalité « leur action est très incomplète par suite de leur nombre restreint, de leurs moyens insuffisants pour transmettre leurs observations et leurs avertissements»1757. De plus, au début du vingtième siècle, les prévisions météorologiques ne sont fiables qu’à très court terme et ne permettent pas toujours aux agriculteurs de suivre les conseils des stations1758.

Durant de nombreuses années, des voix s’élèvent et démentent, dans certains cas (années pluvieuses par exemple), non seulement la réduction possible du nombre d’applications mais également l’efficacité des produits cupriques, pourtant appliqués avec une régularité sans faille. En 1917, le Progrès agricole et viticole reproduit une lettre particulièrement hostile aux dérivés du cuivre, accusés d’être de moins en moins efficaces. Ce texte prouve que les nouvelles méthodes d’applications ne connaissent pas, loin s’en faut, un usage généralisé : « Aujourd’hui, on sulfate sans compter, il n’y a plus qu’une application de cuivre mais elle dure trois mois, tout travail cesse, on répand le cuivre à jet continu »1759. Les substances cupriques n’induisant pas de phénomènes de résistance, il est probable que la baisse d’efficacité du cuivre est due, soit à une mauvaise application, soit à des produits de qualité médiocre.

Mais, les viticulteurs proches des stations semblent, quant à eux, rapidement conscients de l’intérêt économique que représentent les prévisions des infections potentielles. Ainsi, en 1900, « le comice de Cadillac, fidèle à ses traditions, a fait apposer des affiches où la vigne était supposée en état de réceptivité et deux traitements à la bouillie bordelaise ont été appliqués aux dates des 15 mai et 5 juin »1760. Pour ceux qui suivent les prescriptions précises de prévention, les traitements ne sont alors appliqués qu’à bon escient. Cependant, les premières stations ne peuvent souffrir d’imprécision. « L’élaboration de ces avertissements agricoles constitue un travail très délicat et comportera, lorsqu’ils seront publiés, une grave responsabilité, car les erreurs qui seraient commises n’échapperaient pas aux agriculteurs intéressés et suffiraient à discréditer à leurs yeux l’ensemble du service »1761.

Un certain nombre d’événements démontrent cependant la justesse des prévisions, pourtant réalisées avec des moyens techniques sommaires. Dans un bilan viticole de la campagne 1913, le Journal d’agriculture pratique affirme : « L’année 1913 a laissé de tristes souvenirs, en raison des invasions de mildiou qui ont trop souvent défié toutes les prévisions »1762. Or, les stations d’avertissement rendent alors de signalés services à ceux qui profitent de leurs conseils1763. A l’inverse, des positions courageuses, allant à l’encontre des traitements systématiques, sont parfois prises par les responsables des avertissements agricoles. En effet, « Dire aux viticulteurs : sulfatez sans cesse, c’est leur donner un bon conseil, à la portée du premier venu ; leur dire : ne sulfatez pas, est une chose plus délicate et plus risquée, mais possible »1764. En 1919, Ravaz déconseille donc certains traitements cupriques. « Les viticulteurs peuvent lui en être reconnaissants, car ils ont réalisé des économies importantes de sulfate de cuivre et de main d’œuvre qui a pu être plus utilement employée ailleurs »1765. En effet, les agriculteurs qui suivent cette recommandation réduisent, en 1919, les traitements à un seul, et certains ne traitent pas du tout. « Les vignes étaient en aussi bon état que celles où dix sulfatages étaient effectués »1766.

Le président du syndicat agricole de la Haute-garonne, G. Héron, considère, quant à lui, qu’il n’est matériellement pas possible de se conformer aux instructions des stations d’avertissement. Eu égard à la date des écrits, il est évident que la Première guerre mondiale n’est pas étrangère à la pénurie de main-d’œuvre. G. Héron s’exprime ainsi : « Dans la région du sud-ouest, et je m’imagine qu’il doit en être de même dans toutes les régions de polyculture, les travaux sont trop variés et la main d’œuvre trop rare pour que les viticulteurs puissent s’astreindre à appliquer des sulfatages aux dates imprévues que peuvent donner les stations d’avertissements »1767. L’auteur ajoute que la conséquence principale de l’obéissance aux avertissements agricoles réside en la multiplication des applications cupriques, phénomène contraire à l’esprit des avertissements. Ces dernières sont parfois renouvelées tous les 10 jours. Les dépenses des exploitants sont alors sans rapport avec les recettes. Au lendemain de la Grande guerre, Joseph Capus lui-même, répond, par l’intermédiaire de la Revue de viticulture, au courrier d’un agriculteur, tout en précisant que les préoccupations de ce dernier sont générales. Or, ce cultivateur est alors réduit à ne pouvoir effectuer que trois à quatre traitements par an et ne peut les achever en moins d’une semaine. Dans ce cas, les avertissements, auxquels les viticulteurs doivent obéir avec rapidité, ne peuvent connaître le moindre succès. Face à ce type de difficultés, les inventeurs des avertissements agricoles reviennent eux-mêmes sur l’intérêt de leur découverte. Ainsi, Joseph Capus propose alors des dates théoriques pour la Gironde. Les épandages de substances cupriques doivent être réalisés avant le 26 mai, le 8 juin et le 26 juin. Capus précise cependant qu’il ne s’agit que d’indications empiriques et obligatoirement fausses : « Je n’hésite pas à dire qu’un vignoble traité, dans les grandes années de Mildiou, aux dates que j’indique, n’aurait jamais été préservé de façon complète, mais, s’il fallait fixer des dates toujours les mêmes, c’est en traitant à celles-là qu’on mettrait le plus de chances de son côté»1768. Des solutions intermédiaires, entre les calendriers de traitements et le strict respect des dates avancées par les stations d’avertissements, sont également proposées par certains auteurs. Ainsi, dans la lutte contre le Black-rot et le Mildiou, un aménagement des méthodes d’épandages systématiques peut être mis en place en fonction de l’apparition d’un nombre de feuilles déterminé. La vitesse de croissance étant variable, il n’existe plus, dans ce système, de prévisions chronologiques fixes répétées d’année en année. Les viticulteurs se doivent d’opérer un minimum d’observations. Le nombre de sulfatages, relativement élevé, correspond alors à six ou sept passage par saison1769 et permet d’obtenir une protection complète du vignoble.

Les diverses propositions permettant de contourner, dans un but de simplification du travail, les avertissements ne constituent qu’un pis-aller permettant, pour la plupart des campagnes, d’économiser les produits. Dans le cas de conditions climatiques particulières, favorables au développement des déprédateurs, une destruction complète des récoltes demeure toujours possible.

Nous devons ajouter que les diverses méthodes d’avertissements employées n’offrent pas toutes les mêmes garanties scientifiques et ce, indépendamment des résultats obtenus. Ainsi, en 1914, Louis Ravaz s’interroge sur la rigueur scientifique de Capus qui « prévoit l’arrivée des pluies dangereuses 4-5 jours à l’avance, mais on ne sait encore d’après quelle méthode précise ». La critique est encore plus sévère envers le directeur de la station viticole de Cognac qui semble, à cette époque, connaître un procédé également efficace. Ce dernier « en se basant sur l’état de l’océan à l’île d’Oléron, prophétise aussi avec succès 2-3 jours à l’avance »1770.

Notes
1754.

ANONYME, « Echos de nos vignobles », dans Feuille vinicole de la Gironde, n° 11, 15 mars 1900

1755.

ANONYME, « Echos de nos vignobles », dans la Feuille vinicole de la Gironde, n° 15, 12 avril 1900

1756.

A. PRUNET, Le Black-rot, Rapport au congrès de la Société des viticulteurs de France et d’Ampélographie, Imprimerie Lagarde et Sébille, Toulouse, 1898, 16 p. [Information p. 9]

1757.

G. JAGUENAUD, « La météorologie agricole : ce que l’agriculture peut en attendre », dans le Progrès agricole et viticole, 2 février 1914, n° 8, pp.236-239

1758.

Victor VERMOREL, E. DANTONY, La défense de nos jardins contre les insectes et les parasites, Villefranche, Montpellier, Progrès agricole et viticole & Paris, La maison rustique, 1914, 232 p. [information p. 117]

1759.

BOURTHOUMIEU, « A la recherche de traitements nouveaux », dans le Progrès agricole et viticole, n° 32, 1917, pp. 155-156

1760.

ANONYME, « Echos de nos vignobles », dans Feuille vinicole de la Gironde, n° 26, 28 juin 1900

1761.

ANONYME, « Note relative à l’organisation du service de la météorologie agricole », Ministère de l’Agriculture, Direction générale des eaux et forêts, 1914, 32 pp. [Bibliothèque municipale de Villefranche]

1762.

Henri SAGNIER, « Questions viticoles », in “Chronique agricole”, dans Journal d’agriculture pratique, premier semestre, 1914, pp. 296-297

1763.

G. JAGUENAUD, « La météorologie agricole : ce que l’agriculture peut en attendre », dans le Progrès agricole et viticole, 2 février 1914, n°8, pp.236-239

1764.

L. RAVAZ, GESE « Rapport sur le fonctionnement de la station d’avertissement agricole de Montpellier en 1918 », Imprimerie nationale, 1919, 34 p. [citation p. 22], tiré à part extrait des Annales du ministère de l’Agriculture, Direction générale des eaux et forêts, service de la météorologie agricole, n°49, 1919, pp. 441-475

1765.

P. FERROUILLAT, « La station d’avertissements agricoles de l’école nationale d’agriculture de Montpellier », dans Compte-rendu des séances de l’Académie d’agriculture de France, séance du 26 novembre, 1919, pp. 919-925

1766.

Christ SCHAD, « Les stations d’avertissements agricoles dans la lutte contre les ennemis des cultures », dans Compte rendu et rapport général du congrès régional pour la lutte contre les ennemis de la vigne, Mâcon, 16 et 17 janvier 1938, pp. 86-100 [citation p.96]

1767.

G. HERON, « Le mildiou et les bouillies cupriques », dans le Progrès agricole et viticole, n° 35, 30 août 1914, pp. 253-258

1768.

Joseph CAPUS, « Y a–t-il des périodes critiques pour les contaminations du Mildiou ? », dans Revue de Viticulture, tome 50, n° 129, 22 mai 1919, pp. 332-333

1769.

Octave AUDEBERT, « La défense rationnelle de la vigne contre le Mildiou », dans Journal d’agriculture pratique, tome 1, 1918, pp. 214-215

1770.

Louis RAVAZ, Le mildiou, caractères, conditions de développement, traitement, Traité général de viticulture, partie 3, tome 3, Montpellier, Coulet et fils, éditeurs & Paris, Masson et Cie éditeurs, 1914, 198 p. [Citation p. 183]