B. Les Épîtres d’Ennode entre Antiquité et Moyen Âge

1. Une source majeure pour l’histoire de l’Italie au début du VIe siècle

Le classement des œuvres d’Ennode, qui varie d’une édition à l’autre, pose le problème de la constitution de cette collection que nous étudierons dans le premier chapitre : en 1611, J. Sirmond les répartit par genres (les Epistulae, les Opuscula, les Dictiones et les Carmina) et distingua neuf livres d’épîtres ; la même année, A. Schott choisit également un classement par genres mais répartit la Correspondance en douze livres ; en 1885, F. Vogel revint à l’ordre des manuscrits anciens qui étaient indifférents aux genres littéraires. Mais qu’elles fussent ou non séparées par d’autres textes, les épîtres ont toujours été publiées dans un ordre semblable. Tous les travaux qui font référence à ces œuvres admettent qu’elles ont été classées dans un ordre globalement chronologique. Or, il nous est apparu que l’on pouvait identifier des petits groupes de textes qui révélaient non pas un critère unique de classement mais une multiplicité de critères (le plus souvent la chronologie mais aussi l’identité des thèmes traités, la proximité géographique des destinataires ou même la répétition d’expressions semblables d’une épître à la suivante). La diversité de ces critères montre que l’ordre chronologique n’a pas pu être scrupuleusement reconstitué et nous invite à une extrême prudence dans la datation des épîtres. Elle autorise aussi à s’interroger sur la date de cette collection qui pourrait être postérieure à l’époque d’Ennode. Toutefois, l’évocation de certains événements aisément identifiables permet de reconstituer une chronologie d’ensemble selon laquelle la Correspondance aurait été écrite, à quelques exceptions près, entre le début du VIe siècle (vers 500) et l’accession d’Ennode au siège épiscopal de Pavie (vers 514). Selon cette hypothèse, dont nous examinerons la validité dans le chapitre 1, les cinquante-quatre premières épîtres (les livres I et II depuis l’édition de Sirmond) seraient contemporaines des années 500 à 503, période marquée, en Italie, par le schisme laurentien au cours duquel Ennode apparut comme un fervent défenseur du pape Symmaque et de l’autorité du siège de Rome. Or, les deux premiers livres des Épîtres font de nombreuses allusions à ce schisme : ils révèlent qu’Ennode devint diacre de Milan au sommet du conflit, en 502, et que son principal correspondant n’était autre que Faustus Niger, le « seul17 » soutien de Symmaque dans l’aristocratie consulaire. Ils constituent donc, au moins dans les grandes lignes, un ensemble chronologique cohérent qui demande à être étudié séparément.

Dans ce contexte crucial pour l’histoire sociale et religieuse de l’Italie mais aussi pour Ennode, âgé d’une trentaine d’années, il est impossible de réduire ses épîtres à des jeux littéraires. Loin de les considérer comme de simples exercices de style mais sans jamais perdre de vue leur finalité esthétique, nous verrons qu’elles constituent un témoignage majeur sur les activités religieuses, politiques et littéraires du diacre de Milan. Au premier abord, elles remplissent des fonctions forts diverses : elle tente de transmettre la culture antique, dispenser des conseils de direction morale, défendre les intérêts de son évêque et, en toute occasion, entretenir la cohésion des élites gallo-romaines. Au cœur des relations entre l’Église, l’aristocratie et la cour de Ravenne, les Épîtres d’Ennode offrent un observatoire idéal pour comprendre les ambitions, parfois contradictoires, des élites italiennes : elles permettent de reconstituer les stratégies d’alliance nécessaires à l’exercice des différents pouvoirs et révèlent les conflits que provoquait l’affirmation du pouvoir épiscopal.

Notes
17.

Lib. pontif. 53. 5, p. 261 : solus autem Faustus ex consulibus pro ecclesia pugnabat (« seul Faustus, parmi l’aristocratie consulaire, combattait pour l’Église ») ; voir aussi Paul Diacre, Historia Romana, 16, 2, éd. H. Droysen, 1978 [1ère édition 1879], p. 127 (MGH ssrg 49).