2. Latinité et catholicité : les fondements d’une nouvelle identité romaine ?

La diversité de la Correspondance donnerait le sentiment d’un ensemble de lettres hétérogène si le contexte du schisme laurentien ne faisait apparaître la complémentarité des activités religieuses, sociales et littéraires d’Ennode. En effet, s’il ne faut pas minimiser le sens particulier de chaque lettre, l’ensemble de la Correspondance reflète une ambition commune : faire rayonner la « lumière romaine » ! Mais comment définir cette expression équivoque à laquelle font référence ces petits textes considérés comme insignifiants ? Comme l’écrit G. Bührer-Thierry, « la lumière fait partie des composantes rituelles qui permettent de mettre en scène le pouvoir et de le célébrer dans sa dimension sacrée18 », ce dont témoignait la célébration du pouvoir impérial sous l’Empire. Cette tradition antique est accentuée, dans la littérature patristique, par le thème de la royauté céleste du Christ. Pourtant, c’est à un autre type de rayonnement que fait allusion Ennode lorsqu’il emploie l’expression la lux romana : dans une lettre au grammaticus romain Meribaudus, Ennode demande à son correspondant d’accepter le jeune Ambroise afin que son rang social (sa claritas) éclate à la « lumière romaine19 ».

D’après la fonction du destinataire (grammaticus), l’expression lux romana désigne d’abord l’éclat de la latinité, comme le confirme, l’attachement d’Ennode à la continuité culturelle. En effet, sa Correspondance s’inscrit ouvertement dans la tradition de l’épistolographie tant profane que chrétienne. Cet héritage est omniprésent à travers les citations des grands prédécesseurs (Cicéron, Symmaque, Sidoine Apollinaire), le rappel incessant du code épistolaire et le double statut des Épîtres, à la fois textes littéraires et correspondances réelles. En explorant jusqu’à l’excès les richesses de la langue classique, le style des épîtres entretient le prestige de la latinité mais aussi une excellence culturelle qui est un moyen de distinction sociale, l’assurance d’une position dominante et le fondement de toute romanité. Le « latin d’Ennode » ne saurait donc être interprété du seul point de vue formel. Il exprime les motivations complexes où la littérature latine rejoint l’histoire mouvante de la romanité.

Mais comment définir la « romanité20 » à l’époque d’Ennode, celle de la génération qui suivit la chute de l’Empire d’Occident ? Le mot « romanité », au début du VIe s., exprime des réalités fluctuantes et il serait illusoire de prétendre y reconnaître une identité fixe. Un quart de siècle plus tôt, l’évêque de Clermont Sidoine Apollinaire, l’un des modèles d’Ennode, témoin des dernières années de l’Empire, offre un point de départ à notre réflexion : pour lui, Rome, « ce n’est plus la Ville, comme le pensaient les sénateurs, car les dignités ont disparu ; ce n’est plus l’Empire comme le disaient les Grecs, car l’Empire s’est écroulé en Occident ; ce n’est plus le Capitole, car les temples sont fermés ; ce n’est pas non plus la Ville de Pierre, dont Sidoine ne parle guère. Pour lui, Rome, après 476, c’est la culture latine. (…) elle est devenue un héritage, une tradition qu’il faut transmettre et perpétuer21 ». Pour Sidoine, Rome n’était donc déjà plus dans Rome. Seul son rayonnement culturel entretenait la flamme de la romanité et l’espoir d’une ambition universelle. Après la prise de Rome par Odoacre en 476 et la victoire de Théodoric sur ce dernier en 483, les livres I et II de la Correspondance d’Ennode sont donc particulièrement intéressants pour étudier le devenir de cette romanité sous la domination gothique.

Par sa famille, les Magni Felices 22, et par son œuvre, Ennode appartient sans conteste aux mêmes élites que Sidoine, cette aristocratie gallo-romaine qui s’efforce de transmettre la grandeur de la « culture23 » antique. Mais, d’un autre côté, l’ambition littéraire et sociale de la Correspondance ne saurait occulter son intention religieuse. Ennode ne cesse de déclarer qu’il a renoncé aux « fleurs de la rhétorique » pour se consacrer à ses devoirs de clerc. Les préceptes de morale chrétienne qu’il dispense dans ses lettres, sa contribution à la chancellerie pontificale et sa défense de la primauté pontificale confirment qu’il est bien aussi le propagandiste d’une « romanité » nouvelle, entièrement soumise à un autre universalisme : la « catholicité24 ». Dès lors, comment interpréter ce contraste ? Faut-il y voir une évolution personnelle, un renoncement au passé ou, au contraire, la prise de conscience d’une nécessaire adaptation de la « romanité » ? Si son œuvre épistolaire ne marque pas une rupture avec l’Antiquité, n’exprime-t-elle pas la volonté de défendre le rayonnement de Rome, la lux Romana, à travers la lux ecclesiae 25 ? Nous verrons que la Correspondance est la scène d’une confrontation entre différentes idées de la « romanité » à une époque où tout semble possible.

Notes
18.

G. Bührer-Thierry, « Lumière et pouvoir dans le Haut Moyen Âge occidental : célébration du pouvoir et métaphores lumineuses », MEFRM, 116. 1, 2004.Nous remercions l’auteur de nous avoir fait connaître cette étude avant sa publication.

19.

Ennod. epist. 9, 3, 1-2 à Meribaudus : (…) claritatem suam in Romanam lucem putat erumpere.

20.

Le terme « romanitas » apparaît pour la première fois chez Tertullien dans le De pallio. Il désigne, non sans ironie, le mode de vie des « Romains » par opposition à celui des « Grecs » (voir pall. 4, 1, éd. V. Bulhart, 1957, p. 114 (CSEL 76) : Quid nunc, si est Romanitas omni salus, nec honestis tamen modis ad Graios estis ?, « Que dire maintenant, si la Romanité est le salut de chacun et si, cependant, vous ne vous adressez aux Grecs pas même pour les bonnes manières ? » (voir Inglebert, p. 102, note 123).

21.

Inglebert, p. 676-677.

22.

Dans son ascendance se trouve Agricola, consul en 421, son petit-fils Magnus, consul en 460 et le fils de ce dernier, Magnus Felix, patrice en 469, un proconsul d’Afrique (Felix Ennodius) : voir chapitre 5, p. 153-159.

23.

Nous employons ici le mot « culture » dans son sens anthropologique : la « culture » est ainsi ce qui s’oppose à la « nature » et qui désigne l’état d’esprit et les valeurs d’une société donnée.

24.

Ennode accompagnerait ainsi l’évolution sémantique de la « catholicité ». En effet, au sens théologique (le rayonnement universel de la véritable Église qui s’étendrait à tous les temps et à tous les lieux) s’ajoute progressivement une dimension institutionnelle : la catholicité désigne ici l’ensemble des églises unies et soumises à l’Église de Rome.

25.

L’expression se trouve dans l’epist. 2, 2, 2 où elle qualifie Speciosa, exemple de vie chrétienne.