Dans la mesure où elles reflètent, en même temps qu’elles l’accompagnent, l’affirmation croissante du pouvoir épiscopal, les Épîtres d’Ennode nous inciteront, par leur diversité même, à réfléchir sur le sens et l’extension du « religieux » après 476 et a contrario sur l’élimination (?) de tout espace « profane26 ». Le problème est fondamental pour l’étude de l’Antiquité tardive : la conversion de l’Empire au christianisme, au cours du IVe siècle, avait fait apparaître un espace « profane » – ou sécularisé – qui était en quelque sorte commun aux chrétiens et aux païens comme en témoignent la sécularisation des temples27 et la persistance des rites païens y compris dans le culte chrétien28. Mais cet espace intermédiaire fut critiqué, tout au long du Ve siècle, par des évêques comme Augustin qui, par exemple, supportait mal la présence de chrétiens parmi les convives d’un banquet païen29. La disparition du pouvoir impérial en Occident en 476 marqua une nouvelle étape dans l’élimination progressive de tout ce qui ne servait pas exclusivement le christianisme. En d’autres termes, s’il n’était pas question de faire disparaître la culture profane, il fallait plus que jamais la soumettre aux besoins de la nouvelle religion. Or, la Correspondance d’Ennode illustre parfaitement les enjeux de cette évolution à la fois par son implication dans l’histoire de l’Église, par sa condamnation des réminiscences païennes (les profetica oracula 30, la fabulosa antiquitas 31…) mais aussi par son attachement à la culture antique. C’est ce que montre, dans chacune de ses lettres, la contradiction permanente entre l’idéal de simplicité évangélique d’Ennode et la préciosité de son style : le futur évêque de Pavie n’est pas moins fidèle aux devoirs de son ministère qu’attaché à l’excellence de la latinité.
Auteur complexe et paradoxal, Ennode incarne donc les tensions, parfois même les contradictions, d’une époque de transition, de transformation sociale et de recomposition de l’identité romaine : tout en restant enracinée dans l’héritage du passé, sa « religion épistolaire32 » poursuit la conversion des formes de pensée traditionnelles et encourage la concorde d’une nobilitas chrétienne, tiraillée entre la nostalgie de la grandeur impériale et la « lumière » espérée d’un monde en construction.
Le terme « profane » s’oppose d’abord au « religieux ». Il ne peut donc pas être considéré comme un synonyme de l’adjectif paganus qui apparaît vers 370 pour désigner la persistance de l’ancienne religion en particulier dans les campagnes. Toutefois, les Pères de l’Église ont entretenu une confusion croissante entre le « profane » (le non-religieux) et le « paganisme » (les cultes non-chrétiens), résumant, d’un côté, l’espace « religieux » au christianisme et, de l’autre, le « profane » à tout ce qui ne servait pas le christianisme. À ce titre, l’évolution sémantique du terme « profane » est significative dans l’œuvre d’Ennode : ce mot désigne non pas les résurgences du paganisme mais les déviations schismatiques, celles qui menacent le pouvoir de l’Église (en particulier au cours du schisme acacien et du schisme laurentien). Profanus est employé comme un antonyme de sanctus et un synonyme de diabolicus. En ce qui nous concerne, nous emploierons le terme « profane » pour désigner un espace neutre, commun à toutes les religions, et nous réserverons le terme « païen » aux pratiques persistantes du paganisme.
Les empereurs Constant et Constance II prirent chacun plusieurs mesures contre l’ancienne religion, proscrivant les sacrifices et ordonnant la fermeture des temples respectivement en 346 (voir Cod. Theod. 16, 10, 4) et en 356-357.
Aug. conf. 6, 2.
Id., serm. 62, 9-16.
Ennod. epist. 2, 12, 1 à Astyrius.
Epist. 1, 9, 4 à Olybrius.
Voir epist. 2, 26, 2 à Liberius : l’expression religio dirigendae paginae (« la religion de l’échange épistolaire ») apparaît dans une lettre programmatique sur le genre épistolaire.