4. De l’histoire à la littérature

Pourtant, l’intérêt historique de cette Correspondance – annoncer et construire une nouvelle lux romana – ne permet pas d’en dégager toute la saveur. Au contraire, il soulève une nouvelle contradiction qui constitue le paradoxe fondamental de cette œuvre : pourquoi Ennode a-t-il célébré la lumière dans une langue dont l’obscurité est devenue proverbiale ? Pourquoi a-t-il poussé si loin la complexité et la préciosité du style ? Pourquoi a-t-il recherché une opacité qui met directement en cause la communication qui est pourtant l’objectif majeur de toute correspondance ?

Nous verrons que l’étude des fonctions culturelles, sociales et religieuses des épîtres ne dissipe jamais totalement l’obscurité de ces épîtres dont le sens nous échappe quand on croit le saisir. Nous tâcherons de comprendre le mode de fonctionnement de ces textes qui font miroiter la lumière à travers l’obscurité33. Cette esthétique de la sinuosité, qu’Ennode pousse parfois jusqu’à l’extrême, nous permettra de nous interroger sur la signification et les fonctions de la préciosité. Elle nous incitera à réfléchir sur cette poétique de l’ornement, de l’ambiguïté et de l’expressivité qui définit, selon l’expression de J. Fontaine, une « mentalité esthétique34 » commune aux auteurs païens et chrétiens. Nous tenterons donc d’avancer dans ce jeu de va-et-vient et d’impasses, dans ce labyrinthe de mots au cœur duquel la « lumière de Rome » rayonne comme un horizon inaccessible et pourtant vital. Nous comprendrons alors que la valeur de cette Correspondance repose essentiellement dans ce jeu – littéraire s’il en est ! –, dans cette quête du sens qui vaut plus que le sens et qui témoigne, au début du VIe siècle, dans les « cendres de la Ligurie35 », de l’éclat de la latinité. Nous nous demanderons donc si, loin de contredire la célébration de cette lumière, la préciosité du style ne constitue pas une tentative d’écriture de la lumière en même temps qu’une stratégie de communication.

Notes
33.

Cherchant à définir leur « préciosité », nous reviendrons sur le terme « maniérisme » qui sert parfois à désigner leur langue contournée. L’emploi généralement dépréciatif de cette catégorie critique soulève en effet plusieurs problèmes : d’abord, il est anachronique puisque le « maniérisme » apparaît au XVIe siècle dans l’histoire de l’art pour désigner les successeurs des grands classiques de la Renaissance et qu’il ne prend un sens péjoratif qu’à partir du XVIIe siècle ; ensuite, la transposition de cette catégorie critique d’un système esthétique (la peinture) à un autre (la littérature) suppose une conception « formaliste » et « universelle » du maniérisme qui relativise l’ancrage historique et les thèmes particuliers de l’œuvre d’Ennode.

34.

J. Fontaine, « Unité et diversité du mélange des genres et des tons chez quelques écrivains latins de la fin du IVe siècle : Ausone, Ambroise, Ammien », Christianisme et formes littéraires de l’Antiquité tardive en Occident, 1977, p. 432.

35.

Epist. 2, 19, 1 à Constantius : Non est, ut uideo, effeta Liguria : nobilitatem pariendi nec in temporum extremitate deposuit. Inimicum uitiis adhuc et in cineribus nutrit incendium (…) ; « À ce que je vois, la Ligurie n’est pas épuisée : même à la fin des temps, elle n’a pas renoncé à la gloire d’enfanter. Dans les cendres encore, elle nourrit un foyer (…) ».