1. Essai de datation des livres I et II

La transmission des cinquante-quatre premières lettres ne peut être considérée indépendamment de l’ensemble de la collection. En effet, la répartition des œuvres « par genre » (Epistulae, Opuscula, Dictiones et Carmina) – qui se trouve déjà dans certains manuscrits humanistiques40 – ne fut adoptée que par J. Sirmond, dans son édition de 1611, qui classa les deux-cent-quatre-vingt-dix-sept lettres en neuf livres ; la même année, A. Schott répartit la Correspondance en douze livres. Mais en 1885, F. Vogel revint à l’ordre proposé par les plus anciens manuscrits qui faisaient alterner les lettres, les déclamations, les poèmes et les opuscules. Selon ce classement (en chiffres romains), les cinquante-quatre premières lettres sont comprises entre les numéros IV (= epist. 1, 1) et LXV (= epist. 2, 28). Dans cet ensemble se trouvent également des carmina (XXVI = carm. 1, 7 ; XXVII = carm. 1, 8 ; XLIII = carm. 1, 9 ; XLVI = carm. 2, 1 ; L = carm. 2, 2) et des opuscula (VIII = opusc. 7 ; XIV = opusc. 9 et IL = opusc. 2).

On admet généralement que cet ordre « mélangé » restitue la chronologie41. Si l’analyse de la collection permet de constater, nous le verrons, que les exceptions au classement chronologique sont nombreuses, nous pensons aussi que les œuvres sont rangées majoritairement dans l’ordre de leur composition. La Correspondance semble donc avoir été écrite entre le début du VIe siècle et l’accession d’Ennode au siège épiscopal de Pavie (vers 513). Cette hypothèse attire notre attention sur deux conséquences de première importance. Premièrement, les cinquante-quatre premières épîtres (les livres I et II depuis l’édition de Sirmond) dateraient des années 500 à 503, période marquée, en Italie, par le schisme laurentien au cours duquel Ennode apparut comme un fervent défenseur du pape Symmaque. Les livres I et II constituent donc, peu ou prou, un ensemble chronologique cohérent comme nous tenterons de le montrer ultérieurement. Deuxièmement, nous ne possédons a priori aucune œuvre d’Ennode écrite durant son épiscopat, à partir de 513. Plusieurs causes peuvent expliquer cette absence. La première serait d’admettre qu’Ennode a cessé toute activité littéraire personnelle après son élévation au siège épiscopal. Cette hypothèse – reconnaissons-le tout de suite – nous paraît peu probable. Certes, l’accession à l’épiscopat s’accompagne d’un renoncement aux lettres profanes comme en témoignent les exemples de Sidoine Apollinaire, Rurice ou Avit. Toutefois, le refus de cultiver des genres littéraires trop manifestement liés à la culture païenne n’empêchait pas d’écrire des lettres42. Au contraire, les trois évêques que nous venons de citer ont concentré leur activité sur l’écriture épistolaire, qui était perçue comme un mode de prédication et d’édification des correspondants. Dans l’epist. 9, 16, qui constitue une sorte de testament littéraire, Sidoine Apollinaire revient sur ses textes de jeunesse et justifie son choix d’avoir abandonné la poésie légère pour l’épistolographie : « (…) j’éprouve plus de honte à me rappeler les frivoles badinages de mon jeune âge. Pénétré de cette crainte, j’ai reporté sur la pratique du style épistolaire les soins que je consacrais à tous les autres genres de travaux littéraires, pour n’être point coupable par mes actes, si j’étais coupable par mes chants trop irrévérencieux43 ». L’exemple de l’évêque de Clermont montre que l’écriture des épîtres n’est pas incompatible avec la charge épiscopale. La décision de cesser toute activité épistolaire, chez Ennode, serait d’autant plus étonnante que Sidoine Apollinaire est l’un de ses modèles.

Une deuxième explication serait le manque de temps dont il se plaint même avant 51344. Mais s’il est vrai qu’il contribua activement à la chancellerie pontificale, cette implication ne peut l’avoir empêché, huit ans durant (de 513 à 521 !), de rédiger la moindre lettre pour ses proches ou pour ses fidèles. Il faut donc envisager une troisième hypothèse : les œuvres écrites au cours de son épiscopat ont pu être rassemblées dans un recueil aujourd’hui disparu. Ce classement est d’autant plus probable qu’il structure aussi les deux livres des Retractationes d’Augustin45. La décision de séparer les œuvres d’Ennode en deux volumes, le premier rassemblant les œuvres antérieures à l’accession à l’épiscopat, le second, celles postérieures à 513, représenterait ainsi une étape majeure dans la constitution de la collection d’Ennode. Mais qui serait responsable de ces choix ? Ennode lui-même, l’un de ses proches dans la première moitié du VIe siècle, ou bien un collecteur anonyme beaucoup plus tard ? En d’autres termes, est-il possible dater la collection des œuvres d’Ennode ?

Notes
40.

Voir codex Vatican, Urbin. lat. 61, XVe s.

41.

L’édition de Vogel a été suivie d’une étude qui tenta de démontrer l’ordre globalement chronologique de la collection (C. Tanzi, « La cronologia degli scritti di Magno Felice Ennodio », Archeografo Triestino, 15, 1890, p. 339-412). Toutefois, les efforts de l’auteur pour justifier la composition de tous les textes entre 496 et 513 l’empêchent de remarquer les œuvres qui n’entrent pas dans le cadre chronologique (voir commentaire, p. 26 sq.)

42.

L’article 5 des Statuta Ecclesiae Antiqua, collection issue des milieux provençaux au milieu du Ve siècle, interdisait aux évêques de lire des ouvrages païens.

43.

Sidon. epist. 9, 16, 3 carm. 47-52 : (…) plus pudet, si quid leue lusit aetas, / nunc reminisci. / Quod perhorrescens ad epistularum / transtuli cultum genus omne curae, / ne reus cantu petulantiore / sim reus actu.

44.

Ennod. epist. 1, 15, 3 à Florianus : ecce quantum occupationi subducere potui, celer scripsi.

45.

Augustin commence la première partie des Retractationes avec deux livres écrits « avant d’avoir été baptisé », le Contra Academicos et le De Academicis, (Aug. retract. 1, 1, 1, éd. bénédictine, trad. G. Bardy, 1950, p. 274 (BA 12) : nondum baptizatus) et traite, dans la seconde partie, « des livres qu’[il] a composés étant évêque » (retract. 2, 1, 1, p. 450 : librorum quos episcopus elaboraui).