a) L’intérêt de Paul Diacre et des cercles carolingiens pour Ennode

Paul Diacre a joué un rôle déterminant dans la « redécouverte » d’Ennode à la fin du VIIIe siècle58 : c’est lui, en effet, qui apporta en 782 ses œuvres à la cour franque où il resta jusqu’au printemps 78559. Paul avait probablement lu Ennode au cours de sa formation à Pavie auprès du grammairien Flavien, disciple du diacre Félix. Il rend hommage à ces deux lettrés dans l’Histoire des Lombards : « (…) Félix, l’oncle de mon précepteur Flavien, acquit sa célébrité dans l’art de la grammaire. Le roi le prit tellement en affection qu’il lui donna, entre autres marques de sa générosité, un bâton orné d’or et d’argent60 ». L’œuvre d’Ennode a peut-être profité du rayonnement de Félix qui ne pouvait ignorer Magnus Felix Ennodius, comme lui diacre et lettré réputé, et dont l’œuvre était restée consignée à Pavie. Après ses années de formation à Pavie, à la cour du roi lombard Ratchis (744-749), Paul devint diacre d’Aquilée puis moine au Mont-Cassin après la conquête du royaume des Lombards par Charlemagne en 774. Il se rendit en 782 à la cour franque où le roi, passionné par les « arts libéraux », finit par rassembler une véritable Académie palatine composée d’autochtones (Angilbert ou le jeune Éginhard), d’Italiens (Paul Diacre, Pierre de Pise, Paulin d’Aquilée), de personnalités issues de l’Espagne wisigothique (Théodulfe, Agobard) et d’insulaires (Dungal, Alcuin). Toutes ces figures marquantes de la « renaissance carolingienne » apportèrent des manuscrits dépositaires de la culture antique mettant ainsi leur savoir au service de l’ambition culturelle de Charlemagne. Cet apport de textes « nouveaux » bénéficia au développement des disciplines libérales. Les œuvres d’Ennode en fournissent un exemple probant. En effet, selon M. Lapidge, la tradition carolingienne d’utiliser des vers adoniques (– UU / – –) dans les échanges épistolaires serait due à la lecture des épîtres poétiques d’Ennode qui utilise ce mètre en particulier dans le carm. 1, 7, 69-80 à Faustus :

‘Lux mea, Fauste,
Spesque salusque,
Litterularum
Munera parua
Suscipe laetus.’

À l’aide de parallèles textuels, M. Lapidge parvient à montrer la dépendance de la poésie carolingienne (Alcuin, Columban de Saint-Trond, etc.) à l’égard d’Ennode : « What has not been realized previously is the extent to which adonic verses were used in poetic epistles in the Carolingian period, and it is probable that the impulse to use adonics in this way came from Paulus’ rediscovery of Ennodius61 ». La « probabilité » se change en certitude lorsqu’il évoque l’inspiration ennodienne de Paul Diacre dans son œuvre historique et dans ses poèmes : « Paulus’ inspiration and model for these epistolary adonics was unmistakably Ennodius’ verse letter to Faustus, as can readily be seen by comparing Ennodius’ words ‘lux mea…spesque salusque’ with Paulus’ line ‘luxque decusque62 ».

Si le mérite de la « redécouverte » d’Ennode au IXe siècle revient donc à Paul Diacre, on peut s’interroger sur les causes de son intérêt pour l’évêque de Pavie. Flavien, son maître, l’avait sans doute sensibilisé à la lecture de cette œuvre dans laquelle la culture antique, la défense de la latinité et l’enseignement des arts libéraux occupent une si grande place. Mais quels étaient les textes d’Ennode susceptibles de retenir l’attention du grammairien et de ses élèves ? La réponse à cette question pourrait éclairer la constitution de la collection : il serait artificiel de reconstituer a posteriori les lectures des grammairiens (Flavien et, à travers lui, Félix) dont l’influence fut si grande sur Paul Diacre. Mais nous pouvons supposer que leur intérêt se portait avant tout sur les textes antérieurs à son accession au siège épiscopal, textes qui célèbrent l’enseignement des « arts libéraux » et qui manifestent une grande recherche rhétorique et littéraire (dictiones, opuscula, epistulae, carmina). Il n’est donc pas étonnant que Paul Diacre ait connu cette partie de l’œuvre d’Ennode plutôt que ses sermons et ses homélies qui sont aujourd’hui perdus. La transmission de la culture antique et l’enseignement des « arts libéraux » étaient en effet les préoccupations majeures de Paul Diacre, qui fut lui-même le précepteur d’Adelperga, la fille du roi Didier, à laquelle il avait dédié un carmen sur les six âges du monde en 763. L’ensemble de son œuvre confirme son goût pour l’enseignement de la grammaire (de uerborum significatione, commentarius in Donatum), pour la poésie (carmina) et pour l’histoire (Historia Longobardorum, Libellus de ordine episcoporum Mettensium, Historia Romana) : s’il est l’auteur d’une célèbre Vita de Grégoire le Grand, la théologie n’y tient pas plus de place que dans l’œuvre d’Ennode dont les deux textes hagiographiques sont les deux compositions les plus explicitement religieuses63.

L’ensemble de ces éléments ne permet pas de formuler une conclusion définitive sur la constitution de la collection des œuvres d’Ennode. Mais il est possible que l’enseignement littéraire dispensé à Pavie (par Flavien et ses prédécesseurs) ait délibérément négligé les œuvres pastorales d’Ennode, qui ont pu être rassemblées à part avant d’être perdues. Paul Diacre n’aurait pas apporté ces dernières à la cour franque soit parce que le volume des œuvres pastorales d’Ennode avait déjà disparu soit parce qu’il l’intéressait moins. Les œuvres épiscopales d’Ennode devaient faire une part importante à l’éloge de l’autorité pontificale dont il fut un défenseur durant son diaconat et dont il devint même l’ambassadeur au cours de son épiscopat, comme nous le verrons plus loin. Dès lors, il ne serait pas étonnant que Paul, « peu porté à encenser la papauté romaine en dehors de Grégoire le Grand64 », ait surtout manifesté son intérêt pour les œuvres d’Ennode à dominante littéraire. Cette hypothèse – qui ne repose que sur des suppositions – confirmerait que Paul Diacre a joué un rôle majeur non seulement dans la diffusion des œuvres d’Ennode dans le nord de la France mais peut-être aussi dans la constitution de la collection « canonique » qui pourrait alors être considérée comme une collection carolingienne. Elle permettrait ainsi de comprendre pourquoi nous ne possédons pas ou peu de textes d’Ennode postérieurs à son accession au siège de Pavie puisque notre connaissance d’Ennode dérive intégralement des témoins carolingiens. Pour analyser la pertinence de cette hypothèse, il convient d’examiner de plus près la collection d’Ennode dans les témoins du IXe siècle.

Notes
58.

Voir la biographie de Paul Diacre proposée par François Bougard (Paul Diacre, Histoire des Lombards, présentation et traduction par F. Bougard, Brepols, 1994, p. 5-11).

59.

Le rôle de Paul Diacre dans la diffusion des œuvres entre l’Italie et le royaume franc dépasse le cas d’Ennode. Outre les nombreux manuscrits apportés d’Italie, il faut signaler les œuvres que Paul a rapportées de la cour à son retour en 785 : « De son séjour chez Charlemagne, il a retiré la connaissance de Grégoire de Tours, dont un manuscrit fut rapporté au Mont-Cassin et recopié au XIe siècle, et celle de Bède le Vénérable, dont un exemplaire circulait à la cour carolingienne » (P. Diacre, p. 10).

60.

Id., livre VI, 7, p. 130-131 (trad. F. Bougard).

61.

M. Lapidge, p. 258.

62.

Id., p.257. M. Lapidge cite ici une épître versifiée de Paul à Charlemagne : voir MGH, Poetae, I, p. 69.

63.

Une distinction trop schématique entre les textes « littéraires » et « religieux » n’aurait pas grand sens : l’œuvre d’Ennode, dans le Nord de l’Italie, était aussi appréciée par les auteurs ecclésiastiques, comme en témoigne le Libellus de situ ciuitatis mediolanensis, une histoire de l’Église de Milan écrite vers le Xe s. (voir J.-Ch. Picard, Le souvenir des évêques, 1988, p. 450-459 et p. 549 : « Le milanais qui a écrit le Libellus de situ ciuitatis mediolanensis est indubitablement un homme cultivé, trop même : son admiration pour Ennode de Pavie l’a conduit à imiter son style dans ce qu’il a de compliqué et de pompeux »).

64.

P. Diacre, p. 5.