d) La confrontation des témoins carolingiens

Le plus ancien codex, considéré à juste titre comme le meilleur témoin de l’œuvre d’Ennode75, se trouve à la Bibliothèque royale de Bruxelles. Destiné à l’abbaye de Lorsch, ce manuscrit fut réalisé entre 825 et 830 puisqu’il est mentionné dans le premier catalogue de la bibliothèque de Lorsch vers 83076. B. Bischoff y décrit plusieurs écritures, l’une représentant « un exemple typique de la calligraphie du premier style de Lorsch77 », les autres évoquant des écritures du nord-ouest de la France, probablement celles du scriptorium de Saint-Vaast. Sans postérité connue, ce manuscrit réapparut en 158878 dans le catalogue de la bibliothèque de François Modius qui utilise Ennode dans son ouvrage Pandectae Triumphales, publié en 1586. Il fut attesté ensuite dans la bibliothèque des Bollandistes79, à Anvers, au début du XVIIe s., où il fut collationné pour l’édition de la Vita Epiphani dans les Acta Sanctorum (1643) qui présente B comme « un vieux manuscrit de François Modius80 ».

Le second manuscrit carolingien, auxquels sont rattachés tous les autres témoins d’Ennode, est à l’origine de la seconde famille de manuscrits. Il fut probablement copié à Corbie à la fin du IXe siècle comme l’indiquent la régularité et la limpidité de sa minuscule caroline. Ce témoin, dont dérivent toutes les autres copies, fut probablement copié sur un troisième manuscrit carolingien (=α), aujourd’hui perdu, utilisé lors de la composition des Fausses Décrétales du Pseudo-Isidore au milieu du IXe siècle. Cet ensemble de fausses lettres pontificales, qui contient plusieurs textes d’Ennode, a été lui aussi compilé à Corbie, vers 835, comme l’a montré K. Zechiel-Eckes81. Ce manuscrit ne peut être V dans la mesure où le codex uaticanus ne porte aucune des annotations (marginalia) que l’on retrouve dans les autres manuscrits utilisés par « le laboratoire pseudo-isidorien82 ». Dérivant de (α), le modèle de V, les nombreux extraits d’Ennode contenus dans les Fausses Décrétales présentent un intérêt majeur pour l’établissement du texte comme nous le verrons plus loin83.

Si nous comparons le contenu des deux manuscrits rapportant l’ensemble de la collection d’Ennode, nous constatons que B et V – ou plus sûrement (α) – classent les œuvres dans le même ordre. Cette identité prouve que la collection a été réalisée en amont. Mais à quelle date a-t-elle été constituée ? Comme nous l’avons vu plus haut, l’absence de circulation des œuvres pendant plus de deux siècles, la diversité des critères de classement au sein de la collection et la nature de certains critères tendent à prouver que celle-ci n’a pas été réalisée à l’époque d’Ennode. C’est pourquoi nous pensons que l’archétype de la collection () a été réalisé, comme d’autres collections d’auteurs antiques, au moment de la redécouverte d’Ennode, à la fin du VIIIe siècle. Mais sous quelle forme se présentait l’archétype () ? S’agissait-il d’un manuscrit homogène ou simplement d’un classement des archétypes de chaque œuvre ? En effet, l’hypothèse d’une collection carolingienne des œuvres signifierait seulement qu’il n’a jamais existé d’archétype tardo-antique de la collection. Mais il est évident que chaque œuvre possédait depuis longtemps son archétype propre, ne serait-ce que ceux qu’Ennode avait gardés « dans son armarium ou son scrinium 84 » ou, du moins, ceux que Paul Diacre avait apportés en 782.

La confrontation de B et de V délivre un premier indice sur l’origine de la collection () : nous constatons en effet que B et V ne présentent pas les mêmes lacunes : dans B manquent deux épigrammes (carm. 2, 4 et 2, 7), un poème (carm. 2, 87), des extraits de la dict. 9 et de l’opusc. 5. Les carences furent peut-être plus nombreuses puisqu’on constate que plusieurs folios (folio 80-81 et folios 122-124) ont été ajoutés entre des quaternions. Mais le plus étonnant, est, d’une part, que ces lacunes sont comblées dans V et dans les manuscrits qui en dérivent et, d’autre part, que les textes absents de V se retrouvent dans B : il s’agit des douze hymnes (carm. 1, 10-21), de trois épigrammes (carm. 2, 134-136) et de sept épîtres (epist. 7, 23-29)85. Comment expliquer ces lacunes différentes si l’on suppose que B et V (ou son ancêtre α) ont été copiés sur un manuscrit homogène déjà constitué ? Cette difficulté a conduit C. Rohr à supposer l’existence d’un témoin perdu entre l’archétype et B : « Da in der Vaticanus-Gruppe diese Lücken geschlossen sind, mu es zwischen dem Archetyp und B zumindest noch eine Zwischenstufe gegeben sein86 ». B et V auraient donc eu chacun pour modèles deux copies différentes de l’archétype de la collection (). Ces deux copies, () et (α), qui sont les modèles respectifs de B et de V, suivent le même classement mais contiennent quelques lacunes différentes. Nous pensons qu’elles pourraient constituer les deux premiers manuscrits homogènes de la collection « canonique » d’Ennode87.

Il est difficile de fonder une conclusion définitive sur une argumentation souvent fragile. Nous pouvons toutefois récapituler l’« archéologie » – hypothétique – de la collection de la façon suivante :

  1. Les archétypes de chaque œuvre sont rassemblés et déposés à Pavie ; à une époque indéterminée, entre 521 et la fin du VIIIe siècle, ils sont classés selon différents critères. Toutefois, la multiplicité des critères de classement, l’impossibilité de reconstituer un ordre uniquement chronologique et l’absence de diffusion de la collection jusqu’à la fin du VIIIe militent pour une date basse, probablement au moment de la redécouverte d’Ennode par Paul Diacre qui apporte cette œuvre à la cour franque en 782.
  2. Le premier classement des œuvres, c’est-à-dire l’archétype de la collection pourrait avoir été copié deux fois et avoir donné lieu à deux copies légèrement différentes () et (), respectivement ancêtres de B et de V.

Ces deux étapes, qui remettent en cause l’hypothèse communément admise d’une collection tardo-antique, ne feraient pas de la collection d’Ennode un cas exceptionnel : D. Shanzer et I. Wood ont démontré récemment que la collection canonique de la Correspondance d’Avit de Vienne, une autre grande figure de l’épistolographie tardo-antique, était elle aussi postérieure à l’Antiquité tardive88. La différence entre ces deux collections tient au fait que celle d’Avit n’aurait pas circulé au Moyen Âge sous une forme fixe alors que celle d’Ennode a été établie une fois pour toute à l’époque carolingienne. La constitution des collections et la multiplication des copies d’auteurs antiques sont au cœur de la « renaissance carolingienne » dont elles constituent un des fondements89. L’« archéologie » des collections présente donc un double intérêt, à la fois pour comprendre leur fonction précise dans l’idéologie carolingienne mais aussi pour restituer leur sens d’origine, tant il est vrai que notre lecture des auteurs anciens est conditionnée par la place et la présentation de chaque texte dans leur collection90. Les exemples d’Avit et d’Ennode mériteraient donc d’être comparés aux autres collections épistolaires de la fin du Ve et du VIe siècles sur lesquelles ils jettent un éclairage nouveau.

Mais en l’état actuel de nos connaissances, l’absence de parallèles nous invite à la plus grande prudence : les souscriptions des manuscrits prouvent que la compilation des collections était fréquente dans l’Antiquité tardive alors que les informations sont plus rares pour la période suivante91. Il n’en reste pas moins que l’hypothèse d’une collection carolingienne d’Ennode mérite d’être encore approfondie dans la mesure où elle modifierait profondément notre lecture de la Correspondance. Nous avons rappelé au début de ce chapitre que, selon les éditeurs précédents, cette collection était amputée des textes écrits durant l’épiscopat d’Ennode. Mais si l’on admet que le classement des œuvres n’est pas uniquement chronologique et que la collection est postérieure de plusieurs siècles à la composition des lettres, il est légitime de reconsidérer l’ensemble de la chronologie : il n’est pas impossible, en effet, que nous possédions également des œuvres écrites après l’accession d’Ennode au siège épiscopal. Le collecteur de la fin du VIIIe s. ou du début du IXe siècle pourrait avoir mélangé, suivant les critères que nous avons étudiés, l’ensemble des œuvres conservées, y compris celles qui ont été écrites entre 513 et 521, comme c’est probablement le cas pour la Vita Antoni 92. En d’autres termes, la collection canonique d’Ennode rassemblerait déjà – mais dans un ordre dispersé – des œuvres couvrant la totalité de la carrière littéraire d’Ennode, de 496 à sa mort, en 521.

Cette hypothèse résoudrait plusieurs difficultés : tout d’abord, elle expliquerait les paradoxes apparents entre certains textes rapprochés dans la collection mais qui sont, à l’évidence, éloignés dans le temps ; ensuite, elle justifierait les préoccupations pastorales de nombreuses épîtres dont nous parlerons au chapitre 4 et qui dateraient, en fait, de l’épiscopat d’Ennode ; elle dissiperait ainsi le mystère d’une collection séparée des œuvres épiscopales qui se serait perdue. Enfin, elle expliquerait le nombre très élevé des œuvres d’Ennode par rapport à celle des autres épistoliers qui lui sont proches : Sidoine Apollinaire écrivit cent-quarante-sept lettres, parfois longues il est vrai, en une trentaine d’années (entre 455 et 487) ; nous possédons quatre-vingt-sept lettres de Rurice de Limoges, écrites entre 470 et 507, et cent-trois lettres d’Avit de Vienne écrites entre 490 et 518. Si l’on compare ces trois ensembles à la Correspondance d’Ennode (deux-cent-quatre-vingt-dix-sept lettres auxquels il faut ajouter les opuscula, les dictiones et les carmina !), la productivité littéraire d’Ennode (un total de quatre-cent-soixante-dix œuvres écrites entre 496 et 513) est beaucoup plus importante que celle de ses contemporains. On attendrait qu’elle correspondît à une période plus longue (496 à 521 ?). Mais cette hypothèse, qui reste à démontrer, supposerait une analyse approfondie de l’ensemble de la collection. En attendant, il convient d’étudier les étapes de la transmission de la Correspondance depuis le haut Moyen Âge, qui met en lumière la diversité de la réception d’Ennode.

Notes
75.

Nous rassemblons plus loin quelques éléments qui démontrent la supériorité de B sur les manuscrits de la seconde classe (voir « Prolégomènes », p. 278).

76.

Codex Vatican, Lat. 1877, fol. 67-79, vers 830 : ce catalogue mentionne, au fol. 78r, un Liber ennodii epistularum multarum in uno codice. Sur les quatre catalogues du IXe s. de la bibliothèque de Lorsch, voir R. McKitterick, The Carolingians and the written Word, 1990, p. 186 ; A. Häse, Mittelalterliche Bücherverzeichnisse aus Kloster Lorsch, 2002.

77.

B. Bischoff, Lorsch im Spiegel ihrer Handschriften, München, 1974, p. 39.

78.

P. Lehmann, Franciscus Modius als Handschriftenforscher, München, 1908, p. 131-133.

79.

Catalogus codicum hagiographicorum bibliothecae regiae Bruxellensis 2, Bruxelles, 1889, p. 387.

80.

Acta Sanctorum, Ianuarii tomus II., p. 728 : e uetusto Francisci Modii codice descripserat Rosweydus.

81.

K. Zechiel-Eckes, « Ein Blick in Pseudoisidors Werkstatt. Studien zum Entstehungsprozeß der falschen Dekretalen. », Francia, 28/1 (Mittelalter), 2001, p. 37-90. Deux témoins principaux des Fausses Décrétales ont été copiés à Corbie : Vatican, Ottob. Lat. 93, IXe s. ; Vatican, Vat. Lat. 630, IXe s. (K. Zechiel-Eckes, p. 70).

82.

Id., p. 61.

83.

Voir notre analyse, p. 38-39.

84.

Nous empruntons cette expression à I. Wood et de D. Shanzer dans leur étude sur les Lettres d’Avit (p. 44).

85.

Pour une description précise de B, voir C. Rohr, Der Theoderich-Panegyricus, p. 65-72.

86.

Id., p. 65.

87.

L’histoire de la collection d’Ennode présente des points communs avec celle des Épîtres d’Avit de Vienne. (Voir Avitus of Vienne, op. cit., p. 44 : « the ‘archetypal’ of the Epistles was an unbound one, from which epistolary material was copied at least three times »).

88.

Voir Avitus of Vienne, op. cit., p. 41-46 : cette démonstration constitue la partie la plus originale de l’introduction à la traduction anglaise des lettres d’Avit (chapter 2 : manuscripts, papyrus, and editions of Avitus’ letters). Les témoins manuscrits de l’œuvre d’Avit sont généralement partiels comme l’illustrent des fragments de papyrus du VIe s (Paris, BN, lat. 8913-14). L’ensemble de la collection est connue, quant à elle, par deux sources principales : un manuscrit du XIe-XIIe siècles conservé à la bibliothèque municipale de Lyon (L) et l’édition de Sirmond qui fut réalisée en 1643 à partir d’un manuscrit humanistique (XIVe-XVe siècles ?) aujourd’hui disparu (S). Malgré un classement globalement semblable, la comparaison entre ces sources laisse apparaître quelques différences notables : tout d’abord, les deux témoins ne présentent pas les mêmes carences (par exemple, l’epist. 4 est absente dans S ; l’epist. 22 absente dans L) ; ensuite, certaines épîtres sont classées différemment (par exemple, les lettres théologiques à Gondebaud et Sigismond). Le classement global des épîtres ne suit pas un ordre chronologique ni une hiérarchie de destinataires mais révèle « des petits groupes d’épîtres » (p. 38) rassemblées par thèmes. Les auteurs suggèrent donc de remettre en cause le stemma proposé par Peiper qui supposait l’existence d’une collection complète des épîtres et des homélies d’Avit réunies dans un même codex dès le VIe siècle. Les plus anciens témoignages et les manuscrits partiels semblent confirmer que le corpus des lettres d’Avit ne circulait pas au Moyen Age sous une forme fixe : si Grégoire de Tours évoque neuf livres d’épîtres, la Vita Aviti (texte tardif connu par un manuscrit du XIe siècle) n’en recense que trois. Ces éléments incitent donc les auteurs à formuler une hypothèse originale : il se pourrait que S représente en fait « le premier état » (p. 43) de la collection des œuvres d’Avit et que « l’archétype des Épîtres soit un manuscrit hétérogène à partir duquel l’œuvre épistolaire fut copiée au moins trois fois (les ancêtres de S et de L et le papyrus ou son ancêtre) » (p. 44).

89.

Voir R. McKitterick, « Script and book production », dans Carolingian Culture : emulation and innovation, R. McKitterick (ed.), 1994, p. 231: « Our own visual and aesthetic comprehension of most of the texts of Classical, Christian and Jewish Antiquity has been shaped by the scribes of the Carolingian period, for all these texts depend on copies made in the ninth century ».

90.

La compréhension d’un auteur dépend naturellement des conditions et de la connaissance de sa transmission manuscrite : par exemple, la découverte récente d’une homélie de Liutprand de Crémone, dont n’était connue que sa production historique, a montré qu’il était aussi l’auteur d’une œuvre morale et pastorale. Le texte de l’Homelia Paschalis a été publié deux fois : B. Bischoff, « Eine Osterpredigt Liudprands von Cremona (um 960) », Anecdota nouissima, 1984, p. 20-34 et Liudprandi Cremonensis Opera, cura et studio P. Chiesa, 1998, p. 153-165 (CCCM 156).

91.

Voir J. E. G. Zetzel, Latin Textual Criticism in Antiquity, 1981, 307 p.

92.

Voir notre commentaire, p. 26. Cette hypothèse permet de reconsidérer le sens et la date d’autres textes, comme la dictio 5 (Vogel CCCXXXVI : dictio incipientis episcopi) prononcée par un évêque accédant à la charge épiscopale. On considère, depuis Sirmond, qu’elle a été écrite par Ennode durant son diaconat pour un évêque dont le nom n’est jamais cité. Mais la remise en cause d’un classement uniquement chronologique autorise à l’interpréter comme le discours prononcé par Ennode au moment de son accession au siège de Pavie vers 513. Ce texte pourrait être lu alors comme une apologie du pouvoir épiscopal par Ennode lui-même (opusc. 5, 4 : splendorem pontificis res, non lingua testetur).