c) Les Cisterciens, lecteurs d’Ennode : épistolographie, spiritualité et primauté pontificale

Il serait artificiel de penser le renouveau culturel du XIIe s. indépendamment de la mutation religieuse que connut alors l’Occident : « pratiquement tous les auteurs de cette Renaissance ont été, nous le verrons, des hommes d’Église (…) ; l’Antiquité dont ils cherchaient à remettre en valeur les œuvres et la langue n’était pas l’Antiquité païenne, mais l’Antiquité chrétienne (…)123 ». Le succès des auteurs patristiques chez les Cisterciens, dont l’essor a dominé le renouveau de la vie régulière du XIIe s., confirme que la renouatio culturelle était perçue comme un fondement de la reformatio de l’Église et de la société chrétienne. L’intérêt des Cisterciens pour les collections épistolaires répond à la nécessité de disposer de modèles de correspondances chrétiennes. Ce besoin révèle « l’un des paradoxes du monachisme médiéval124 » selon lequel les interdictions d’écrire et de recevoir des lettres n’ont pas empêché les moines de composer des correspondances abondantes. Les Cisterciens illustrent parfaitement cette contradiction puisqu’ils ont été des correspondants prolifiques et qu’ils ont joué un rôle déterminant dans l’enseignement de l’art d’écrire des lettres : « On sait que l’abbaye de Clairvaux et les monastères qui en dépendaient furent, avec les villes universitaires de la Loire, au XIIe et au XIIIe s., les principaux conservatoires en France, de l’ars dictaminis 125 ». Mais l’intérêt des Cisterciens pour Ennode ne s’explique pas seulement par son éloquence mais aussi par la signification religieuse de son œuvre. Les recueils de morceaux choisis révèlent qu’Ennode était considéré comme un auteur propice à l’édification morale et à la spiritualité : de nombreux extraits de ses œuvres se retrouvent en effet dans des recueils destinés à l’aedificatio sui et dans les Flores philosophorum. Citons l’exemple d’un recueil d’Exhortationes morales (codex 720 de la Biblioteca Angelica, XIIIe s., 107 fols.), où les extraits d’Ennode sont présentés sous la forme de brèves sentences morales. Le recueil pour la liturgie des défunts (codex BNF, 2833A, IXe s.), qui est essentiellement constitué de sentences ennodiennes, semble illustrer aussi que ses œuvres étaient propices à la spiritualité chrétienne. Toutefois, l’attrait des Cisterciens pour l’évêque de Pavie semble dépasser cette dimension spirituelle et s’explique surtout par sa contribution à la primauté du siège romain126.

Cet aspect aujourd’hui méconnu127 de la réception d’Ennode est confirmé par l’intérêt que son œuvre suscitait dans les milieux pontificaux depuis le IXe s. Sa présence dans les collections et les bibliothèques pontificales128 et l’hommage que lui rendirent plusieurs figures marquantes de la papauté médiévale montrent qu’il comptait parmi les auteurs qui avaient contribué à renforcer l’autorité du pape : Grégoire VII avait même célébré sa mémoire, en 1075, dans les célèbres Dictatus Papae qui définissent les prérogatives du pape face aux églises de la Chrétienté latine. Considéré comme un héraut de la primauté romaine, Ennode ne pouvait donc laisser indifférents les Cisterciens qui furent, on le sait, un auxiliaire puissant de l’autorité pontificale aux XIIe et XIIIe siècles129. Parmi les principaux témoins produits ou acquis par les Cisterciens, nous pouvons signaler les manuscrits suivants :

Notes
123.

J. Verger, La Renaissance du XII e siècle, 1999, p. 20.

124.

G. Constable, « L’échange épistolaire en milieu monastique au Moyen Âge », É rudition et commerce épistolaire. Jean Mabillon et la tradition monastique, 2003, p. 353.

125.

Ch.-V. Langlois, « Formulaires de lettres du XIIe, du XIIIe et du XIVe siècles », Notices et extraits des manuscrits de la Bibliothèque nationale, t. 35. 2, 1897, p. 413.

126.

Sur l’implication d’Ennode dans les schismes laurentien et acacien (voir chapitre 6, p. 182 sq.).

127.

Il est négligé par R. H. et M. A. Rouse qui expliquent l’intérêt pour Ennode au XIIe s. par les besoins de la spiritualité cistercienne et l’enseignement de l’ars dictaminis : « Quite distinct from Cistercian spirituality, was the role played by the twelfth-century schools in training men skilled in the ars dictaminis for service in the episcopal chancelleries » (« Ennodius in the Middle Ages », art. cit., p. 113).

128.

L’intérêt pour la valeur doctrinale de l’œuvre d’Ennode se traduisit par la présence de certains textes dans des collections pontificales. Par exemple, deux épîtres d’Ennode (epist. 2, 14 aux évêques africains ; epist. 5, 1 à Liberius) sont transmises dans la Collectio Auellana sous le nom du pape Symmaque. D’autres textes, nous l’avons vu, se retrouvent dans les Fausses Décrétales du Pseudo-Isidore. Cette collection hétéroclite, qui connut une importante diffusion, compte plus de dix mille fragments qui insistent notamment sur la nécessité de renforcer l’autorité du pontife romain. Enfin, les inventaires des Bibliothèques confirment l’intérêt suscité par l’œuvre d’Ennode. La cour d’Avignon, par exemple, possédait deux exemplaires de son œuvre : le premier est répertorié de 1369 à 1411 ; le second fait partie des 251 manuscrits que le pape Benoît XIII emporta dans sa fuite à Peñiscola en 1409. Ces exemplaires ne nous sont pas parvenus. La description de ces codices ne permet pas de les identifier aux témoins que nous connaissons actuellement (voir C. Rohr, Der Theoderich-Panegyricus, p. 77-80).

129.

Les Cisterciens, dont certains furent des papes (Eugène III : 1145-1153), jouèrent un rôle important pour le pouvoir pontifical, en particulier au cours du schisme d’Anaclet en 1130 et du conflit entre Alexandre III et Victor IV. Saint Bernard intervint personnellement dans la résolution des conflits schismatiques et dans la défense de l’autorité romaine (voir De consideratione ; l’epist. 124 à l’archevêque de Tours Hildebert ; etc.).