La nouvelle étape marquante de sa vie fut la rencontre d’une jeune femme issue de la plus haute aristocratie. Nous serions bien en peine de trancher une fois pour toutes le débat sur l’éventualité de son mariage. Si l’expression poposci in matrimonio cuiusdam nobilissimae 204 indique une promesse de mariage, une autre expression (illa, quae mecum matrimonii habuit parilitate subiugari 205 : « elle qui eut à se soumettre avec moi aux liens égaux du mariage ») semble bien confirmer que le mariage eut lieu. F. Vogel récuse pourtant cette hypothèse206 en se fondant sur des dispositions conciliaires, depuis le Concile de Nicée, qui imposaient aux évêques, aux prêtres et aux diacres la chasteté et la continence207. Mais rien n’empêche qu’Ennode ait été marié avant son entrée dans les ordres. Comme pour dissiper toute difficulté sur ce point, il prend soin de préciser que la jeune femme a conservé sa chasteté208. Un dernier indice pourrait accréditer l’hypothèse d’un mariage : Ennode écrit dans son autobiographie que cette jeune femme lui a apporté une richesse considérable209 qui lui permit de rendre de précieux service au pape Symmaque pendant le schisme laurentien : nous savons en effet qu’il se porta caution210 des sommes prêtées au pape par l’évêque de Milan et qu’il mit à sa disposition ses « nombreux chevaux211 » pour lui permettre d’aller plaider sa cause auprès du roi Théodoric à Ravenne. Comment Ennode aurait-il pu bénéficier des biens de sa fiancée s’ils n’avaient pas été mariés, les fiançailles ne correspondant à aucune disposition juridique à cette époque ?
Ces éléments nous incitent à croire qu’Ennode a bien été marié sans que nous puissions toutefois en apporter la preuve définitive. On ne peut pas être plus catégorique sur l’identité de son épouse. Selon Vogel, la Correspondance délivre un indice sur le nom de cette femme qui pourrait être l’une des correspondantes d’Ennode, la religieuse de Pavie Speciosa212. Les épîtres 2 et 3 du livre II révèlent en effet qu’Ennode a entretenu des rapports étroits avec cette dernière. Cette impression est confirmée par l’epist. 2, 13 dans laquelle Ennode regrette de n’entretenir avec elle « plus aucun lien de familiarité ni d’affection213 ». Dans l’epist. 2, 2, il reproche à Speciosa son silence épistolaire tout en lui adressant un éloge très appuyé : il promet de suivre « l’exemple de sainteté214 » de cette « lumière de l’Église215 », cette « splendeur sans nuage d’une conscience intègre216 » qui fait « l’honneur de l’Église217 ». Ce mélange d’affection et d’admiration rappelle, une fois de plus, l’autobiographie inachevée d’Ennode qui raconte l’entrée de son épouse (?) dans la vie religieuse et le comportement exemplaire de cette femme qui, comme Speciosa218, dirigea une communauté religieuse : « (…) elle qui eut à se soumettre avec moi aux liens égaux du mariage, partagea avec moi les honneurs de la vie religieuse et devint, tout en étant femme, le chef d’une célèbre fondation. Mais puissé-je suivre, dans la vertu de l’âme, cet être fragile par son sexe (…) ! Par la force de sa précieuse constance, elle dompta les volontés malicieuses de la chair et conserva intacte sa chère chasteté219 ». Le parcours d’Ennode et de sa femme (Speciosa ?) rappellerait d’autres exemples célèbres : on sait qu’Eucher, le futur évêque de Lyon, et sa femme Galla avaient eu deux enfants avant de choisir la vie religieuse. Leurs enfants avaient été confiés à des moines avant de devenir évêques à leur tour220. À la fin du Ve s., le futur évêque de Limoges, Rurice, était entré lui aussi dans la vie religieuse avec sa femme Sarra avec les félicitations de Faustus de Riez221. L’hypothèse d’un mariage d’Ennode n’aurait donc rien d’exceptionnel.
Toutefois, trois restrictions nous invitent à rester prudent dans l’identification de la femme d’Ennode avec Speciosa proposée pour la première fois par F. Vogel en 1885 et acceptée récemment par S. Kennell222. Tout d’abord, l’autobiographie inachevée d’Ennode sur laquelle se fonde ce rapprochement est tributaire du texte d’Augustin qui « s’accuse [lui aussi] de n’avoir fait que suivre l’exemple d’une femme, sa fiancée, qui, malgré la faiblesse de son sexe, s’est engagée la première dans cette voie de vie parfaite223 ». Ensuite, l’évocation des « liens de familiarité et d’affection » dont Ennode regrette la disparition dans l’epist. 2, 13 ne concerne pas seulement Speciosa mais l’ensemble des ses « sœurs » comme l’indique le pluriel illis 224. Enfin, l’hypothèse d’une identification de Speciosa avec la fiancée ou la femme d’Ennode donnerait un certain piquant à l’epist. 2, 3 qui apparaîtrait pour le moins audacieuse : Ennode y exprime en effet sa douleur, son désespoir même, de n’avoir pu rendre visite à la religieuse. Il prétend même avoir accepté une mission de son évêque auprès du Goth Erduic dans le seul but de la rencontrer : « Je m’étais chargé d’une mission désirée qui m’avait conduit jusqu’à Pavie et j’avais franchi toutes les épreuves d’un pénible voyage, pensant que mon évêque croyait cette peine dépensée pour l’exécution de ses ordres, alors qu’elle servait en fait mes sentiments, quand soudain, sur le point d’atteindre la borne de mes vœux, le fruit recherché par de si grands efforts s’enfuit alors qu’il était déjà sur l’aire. Ah douleur ! Tu m’arraches de la conversation épistolaire pour m’appeler à la tragédie ! J’avais aperçu les murs de la cité qui est vénérable, à cause de toi, juste après ceux de la religion, je préparais déjà les paroles d’un agréable entretien – mais je crains de dire ce qu’il en est resté de peur de devoir, en le disant, endurer à nouveau les souffrances passées. L’illustre Erduic, que toi, l’honneur de l’Église, tu m’avais fait désirer rencontrer, le hasard le fit surgir à l’improviste devant mes yeux. Alors mes compagnons virent ce que j’étais venu chercher, alors mon cœur manifesta l’ardeur que je cachais jusque-là sous le prétexte de rencontrer la personne que je viens de citer : en proie aux tortures de mon affection, je n’ai pas su cacher ce que je voulais, ni maquiller mon état d’esprit sous quelques fards. À ma grande tristesse, il m’a reconduit chez moi, coupant court aux raisons de prolonger mon voyage225 ». Si le doute persiste sur l’identité de l’épouse d’Ennode, ses activités sont mieux documentées grâce notamment à sa Correspondance.
Opusc. 5, 22.
Opusc. 5, 27.
Vogel, p. VI : at quomodo clericus consecratione atque etiam diaconatu honoratus coniugio frui potuit, cum tot concilia inde ab Nicaeno episcopis presbyteris diaconis castitatem continentiamque imperauerint ?
Concile de Nicée I (325), canon III, éd. A. Duval et alii, 1994, p. 38-39 (Les conciles œcuméniques, II, 1) : quae mulieres cum sacerdotibus commorentur : interdixit per omnia magna synodus, nec episcope nec presbytero nec alicui prorsus, qui est in clero, licere subintroductam habere mulierem, nisi forte matrem aut sororem aut amitam uel eas tantum personas quae suspicionem effugiunt ; « sur les femmes qui demeurent avec des clercs : le grand concile interdit de manière absolue de permettre aux évêques, aux prêtres, aux diacres, en un mot à tous les membres du clergé, d’introduire auprès d’eux une compagne, à moins que ce ne fut une mère, une sœur, une tante ou enfin les seules personnes qui échappent à tout soupçon ».
Ennod. opusc. 5, 8 : (…) affectiosam seruauit pudicitiam non coactam.
Opusc. 5, 23 : tunc primum ex mendico in regem mutatus ; « alors, d’indigent, je devins roi ».
De nombreux extraits de la correspondance racontent l’histoire de cette garantie. Ennode écrit par exemple à Luminosus que « ces sommes ont été avancées par [son] évêque sous [sa] caution et (…) qu’[il] rembourser[a] de [son] propre fonds tout ce que le vénérable évêque a avancé sous [sa] garantie » (epist. 3, 10). Sur cette question, voir aussi epist. 4, 11 ; 6, 16 et 6, 33.
Epist. 5, 13, 2 à Hormisdas : caballos nostros tot dandos.
Voir Vogel, p. VII et Kennell, p. 7, 147-49 et 212 ; sur Speciosa, PLRE, p. 1024 ; PCBE II, p. 2099-2100.
Ennod. epist. 2, 13, 6 à Olybrius : nihil enim nunc mihi cum illis residuum est familiaritatis aut pignoris.
Epist. 2, 2, 3 à Speciosa : exemplum sanctae conuersationis.
Epist. 2, 2, 2 à Speciosa : lux ecclesiae.
Epist. 2, 2, 3 à Speciosa : bonae splendor sine nube conscientiae.
Epist. 2, 3, 2 à Speciosa : ecclesiae decus.
Epist. 2, 13, 6 à Olybrius : sed quae iniunxistis de religiosis feminis Speciosa et germanis eius, male est animo quod inplere non potui. (…) in disiunctis ciuitatibus degunt.
Voir opusc. 5, 27-28 : (…) illa, quae mecum matrimonii habuit parilitate subiugari, religiosae mecum habitudinis decora partiretur, et fieret praeclari dux femina tituli. Sed utinam sexu fragilem in animi uirtute sequeremur (…) Illa pretiosae uigore constantiae mala carnis uota perdomuit, et affectiosam seruauit pudicitiam, non coactam.
Paul. Nol. epist. 51 à Eucherius et Galla, éd. G. Hartel, 1894, p. 423-428 (CSEL 29).
Faust. Rei. epist. 3, 10 à Ruricius, éd. A. Engelbrecht, 1891, p. 216, lignes 15-19 (CSEL 21) : quod cum fidelissima Sarra tua sub uno Christi iugo ad communem tenderet coronam terrenorum despector et caelestium conpetitor (…) ; voir aussi epist. 9 et 10 à Ruricius, p. 211-217 (CSEL 21).
Kennell, p. 148-149 : « on the basis of the correspondence just examined, however, it becomes attractive to identify Speciosa, the kinswoman of Olybrius, as Ennodius’ ex-wife ».
P. Courcelle, Les Confessions de saint Augustin, 1963, p. 217.
Voir chapitre 2, p. 73 note 33.
Ennod. epist. 2, 3, 1-4 : Ad Ticinensem urbem uotiuam susceperam necessitatem et molesti itineris uniuersa transieram, existimans hoc sacerdotem credere suis imperiis inpendi, quod meo militabat affectui, cum subito circa metas uotorum summo labore petitus iam de area fructus effugit. Pro dolor, qui me de epistolari alloquio ad tragoediam uocas ! Muros uenerandae post religionis loca propter te ciuitatis aspexeram, iam grati parabam uerba conloquii – uereor dicere quod remansit, ne loquendo cogar denuo sustinere transacta. Inlustrem uirum Erdui, quem me tu, ecclesiae decus, desiderare feceras, inprouisus oculis casus ingessit. Ibi comites mei uidere quid peterem, ibi animi mei aestus innotuit, quem ante sub praedictae claudebam umbra personae. Nesciui occultare per caritatis tormenta quod uolui nec fucis aliquibus colorare conscientiam. Maerentem me ad domum reduxit, qui prolixioris itineris causas incidit.