3. Une détermination indomptable

Ennode paraît pour le moins déterminé voire intrépide à l’occasion du schisme laurentien au cours duquel, si l’on en croit le Liber Pontificalis, les partisans de Symmaque risquaient leur vie dans les rues de Rome 279 . Dans une autre affaire, Ennode n’hésite pas à donner l’hospitalité à deux esclaves maltraités par leur maître qui saisit immédiatement les tribunaux pour l’accuser de vol. Cette détermination n’est sans doute pas étrangère à sa présence à la tête des ambassades en Orient destinées à imposer une conception intransigeante de l’autorité pontificale.

Il ressort de cela qu’Ennode était un homme déterminé, intransigeant, qui savait se faire apprécier des puissants mais qui dissimule mal sa susceptibilité : il supportait difficilement en effet les critiques sur ses méthodes ou sur son style  : « si toutefois, jadis, (…) quelqu’un m’avait touché d’un tel coup de dent, j’aurais préparé soit une réplique adaptée pour me justifier soit une réplique dont je n’aurais pas eu à rougir280 ». Sa susceptibilité éclate lorsqu’il n’est pas le premier à recevoir des nouvelles d’un proche : « Ai-je jamais cru, moi, qu’un autre pût recevoir des nouvelles de votre retour avant moi ?281 ».

Ambitieux, déterminé, intransigeant… ces adjectifs semblent convenir assez bien à l’auteur des deux premiers livres de la Correspondance qui, à une trentaine d’années, malgré sa faible expérience, fut plongé dans le règlement d’une crise grave (le schisme laurentien) et dut assumer des responsabilités (la défense des intérêts de l’évêque de Milan et de Rome) exigeant des prises de position tranchées. Il faudrait ajouter mille retouches au « portrait » qu’Ennode nous livre de lui-même. Mais nous ne devons pas perdre de vue que ses œuvres sont les seuls témoignages directs et que toute reconstruction relève davantage de la littérature que de l’histoire. Contentons-nous de signaler qu’Ennode aime surprendre, comme en témoignent son humour et son penchant pour le jeu qui ne nous est pas apparu tout de suite. Ennode n’est pas un clerc austère. Son engagement dans l’Église ne le prive pas de cultiver des amitiés littéraires dans sa Correspondance et dans les cénacles où les élites latines, païennes ou chrétiennes, goûtaient, depuis des siècles, le plaisir raffiné des jeux de l’esprit. Il ne laisse jamais perdre un bon mot282, une situation cocasse283, une occasion de briller, au risque – mais c’est un risque sans danger – du mauvais goût. Ce n’est pas le moindre paradoxe de ce personnage complexe qui se dissimule autant qu’il se révèle sous ses masques multiples : auteur, professeur, homme de salons, polémiste, clerc, soldat de l’Église, diplomate, avocat, directeur spirituel… Ennode est tout cela à la fois. Telle est la conception qu’il se fait de sa charge.

Dès lors, loin de séparer les différents aspects de son œuvre et lui refuser par avance toute cohérence, nous aborderons l’étude de la Correspondance en nous demandant d’abord quel intérêt présentait pour Ennode l’expression épistolaire. Il apparaît en effet que ses lettres s’inscrivent délibérément dans la tradition de l’épistolographie antique dont Ennode revendique l’héritage et l’efficacité.

Notes
279.

Lib. pontif. I, 53. 5, p. 260-261 (voir citation et traduction dans notre chapitre 6, p. 185 note 31).

280.

Ennod. epist. 2, 6, 5 à Pomerius : Si me tamen quondam studiorum liberalium adhuc nouitate gaudentem aliquis tali dente tetigisset, parassem uel quod ad excusationem esset idoneum uel quod non puderet obiectum.

281.

Epist. 2, 18, 1-2 à Jean : ego numquam credidi ad alium reditus uestri citius indicia posse perferri ? Il reproche aussi à Agapitus de ne pas l’avoir informé de sa promotion à Ravenne (epist. 1, 13, 1).

282.

 Epist. 1, 18, 4-5 à Avienus : aues//auum ; epist 1, 19, 3 à Deuterius : lumina//lucem//uisione.

283.

 Epist. 1, 4, 8 à Faustus : « Puissé-je avoir la chance (…), conformément aux commandements de Dieu, de rosser, autant que mon cœur le souhaite, le dos d’un si grand homme ».