2. Les « théoriciens » et les « militants » du genre épistolaire

La présence des épistoliers antiques dans la Correspondance d’Ennode montre qu’elle s’inscrit dans un genre dont elle s’efforce d’entretenir l’éclat. Cette ambition se traduit d’abord par le rappel incessant des règles définies ou appliquées par les prédécesseurs.

On connaît plusieurs efforts de théorisation épistolaire dans l’Antiquité296 : dans le domaine grec, les textes les plus anciens sont le Peri Hermeneias (§223-235), transmis sous le nom de Démétrios de Phalère mais « qui date vraisemblablement des IIe-Ier s. avant J.-C.297 », et les Tupoi epistolikoi, attribués aussi à Démétrios, qui constitue le premier véritable manuel. On recense ensuite les Epistolimaioi Charakteres du Pseudo-Libanios, probablement du IVe siècle ap. J.-C., une section De epistolis des Excerpta rhetorica (cod. Paris. 7530)298 et l’enseignement que les épistoliers eux-mêmes dispensaient à leurs correspondants299 ; dans le domaine latin, les textes de référence sont le second appendice de l’Ars rhetorica du rhéteur Iulius Victor (IVe siècle ap. J.-C.) et les correspondances elles-mêmes, en particulier celles de Cicéron et de Pline, qui contiennent des développements théoriques sur le genre épistolaire.

Dans son étude sur l’épistolographie antique, P. Cugusi a dressé une typologie de ces textes théoriques en distinguant, d’une part, les « théoriciens » et, d’autre part, les « militants », c’est-à-dire les auteurs « qui ont exprimé à travers leurs lettres leurs idées sur la manière dont ils écrivaient leurs lettres300 ». Cette distinction est parfaitement adaptée à notre étude dans la mesure où Ennode appartient sans conteste à la seconde catégorie. S’il n’a jamais écrit de textes théoriques sur le genre épistolaire, il adressa plusieurs lettres programmatiques301 qui exposent sa conception du genus epistolaris alloquii 302 : « Voilà ma religion de la correspondance ! » écrit-il au patrice Liberius après avoir rappelé les devoirs de l’amicitia épistolaire. Proposant des réflexions générales sur l’écriture épistolaire, sa Correspondance contient surtout des exemples concrets qui fournissent des modèles pour un enseignement pratique. Celui-ci reflète-t-il une conception originale ou se contente-t-il de transmettre les sermonis officia 303 définis par ses prédécesseurs ?

Notes
296.

R. Burnet propose une analyse globale de la « théorie épistolaire gréco-romaine » (Burnet, p. 50-56). Selon l’auteur, les textes antiques sont « bien isolé(s) » et les véritables théorisations épistolaires sont essentiellement tardives (p. 51).

297.

Ibid.

298.

Ce texte est cité par Bruggisser, p. 17 sq.

299.

Burnet, p. 53-54 : « au IIIe siècle, Philostrate de Lemnos donne ses conseils à Aspasius, et au IVe siècle, Grégoire de Naziance donne les siens à Nicobule ».

300.

Cugusi, p. 27 : « Nell’elencare le fonti antiche riporto prima i luoghi di eruditi, che hanno ‘teorizzato’ circa l’epistolografia, e di raccoglitori di typoi, poi i passi degli epistolografi ‘militanti’, cioè di quanti hanno espresso per lettera le loro opinioni su come si scrivono lettere ».

301.

Parmi les lettres des livres I et II qui contiennent des réflexions sur l’écriture épistolaire, trois d’entre elles sont de véritables lettres programmatiques (epist. 1, 8 à Firminus, 2, 13 à Olybrius et 2, 26 à Liberius).

302.

Ennode emploie l’expression generis epistolaris alloquii dans l’epist. 1, 12, 2.

303.

Epist. 2, 7, 6 à Firminus.