B. Idéal et pratique de l’échange épistolaire dans les livres I et II

1. Les deux fictions du « dialogue à distance »

a) La « présence » épistolaire

Malgré leur extrême diversité, les correspondances réelles, comme les lettres d’art, sont conçues dans l’Antiquité, pour reprendre l’expression d’Ambroise, comme « une conversation entre absents304 ». L’échange épistolaire, réel ou fictif, suppose donc la communication de la lettre entre le scripteur et son/ses destinataire(s), éloigné(s) dans l’espace ou dans le temps305. Ennode fait souvent écho à cette valeur de l’épître qui rapproche les êtres éloignés : « (…) j’ai dicté, en quelque sorte en présence de ta Clarté, ce qu’elle devait lire », précise-t-il à Avienus : « il me semblait, en parlant, que ma page te rendait présent306 ». « La lecture [d’une lettre] », écrit-il à Faustus, « porte au loin jusqu’aux traits du visage et rend présentes les image des êtres chers par les bons offices de l’écrit307 ». Cette fonction est si importante qu’elle semble parfois justifier à elle seule l’échange épistolaire sans qu’il soit besoin pour Ennode de transmettre quelque information, le seul objet de l’épître étant alors de manifester une forme de présence : « Est-il quelqu’un pour considérer comme parti au loin celui qu’il touche par la pensée ? En effet, si l’esprit est en l’homme un bien de la divinité, il ne peut ressentir les dommages qu’infligent les distances. J’ai dit quelle raison me pousse à vous envoyer ces écrits308 ».

Maintes fois célébré par les épistoliers309, ce pouvoir de l’épître est d’autant plus important que les conditions précaires de la communication font obstacle au déplacement des personnes. Plusieurs épîtres évoquent la difficulté des voyages entre Milan et Pavie ou, pis encore, entre Milan et Ravenne. Envoyé en mission à Pavie par l’évêque de Milan, Ennode écrit qu’il s’était rendu aux portes de Pavie après avoir franchi « tous les obstacles d’un pénible voyage » (molesti itineris) qui lui avait valu une grande « fatigue » (fatigationis) et « une très grande peine » (summo labore)310. Dans une autre épître à Faustus, Ennode s’empresse de rassurer son ami après son retour de Ravenne : « je suis arrivé à Milan en bonne santé, grâce à l’aide du Christ, tout en supportant mal, au retour, la rapidité que, sous la contrainte de l’hiver, j’ai souhaitée peut-être à contrecœur311 ». Ces témoignages montrent bien que les mauvaises conditions de communication, les distances et surtout les frontières des royaumes gothiques ne facilitaient pas le déplacement des personnes dans l’Italie du Nord au début du VIe siècle. Dans ce contexte, les échanges épistolaires sont un mode indispensable de relations sociales et ils sont vécus comme une consolation face aux épreuves, une arme qui « détruit la douleur312 » : « Vous exprimant l’hommage de mes salutations », écrit Ennode à Faustus, « je vous supplie de penser à me réconforter par des messages fréquents car, au milieu des fardeaux du chagrin, je ne peux avoir d’autres secours que les consolations de votre bouche313 ». Ce dernier exemple met en évidence la seconde fiction qu’entretiennent les épîtres : la présence épistolaire doit reconstituer le ton de la conversion.

Notes
304.

Ambr. epist. 48, 1, éd. M. Zelzer, 1990, p. 48 (CSEL 82, 2) : (…) nobis cum absentibus sermo sit ; voir aussi epist. 37, 4, p. 21.

305.

Nous pensons, par exemple, aux lettres de Pétrarque aux auteurs de l’Antiquité (voir livre XXVI, epist. 3 et 4 à Cicéron, epist. 5 à Sénèque, epist. 6 à Varron, epist. 7 à Quintilien, epist. 8 à Tite-Live, epist. 9 à Pollion, epist. 10 à Horace, epist. 10 à Virgile, etc.) : Francesco Petrarca, Le Familiari, edizione critica per cura di V. Rossi, volume quarto per cura di U. Bosco, libri XX-XXIV, 1942.

306.

Ennod. epist. 1, 12, 3 à Avienus : (…)sub quadam claritatis tuae praesentia legenda dictaui : uisa est mihi, dum loquor, pagina mea te reddidisse.

307.

Epist. 2, 24, 1 à Fauste : dispendium credo esse diligentiae nullas commeantium manus litterarum dote munerari, quae solent lectione etiam uultus ad longinqua portare et carorum imagines officio praesentare sermonis.

308.

Epist. 1, 17, 1 à Faustus : Quisquamne digressum ad longinqua censeat quem mente contingit ? nam si spiritus res est diuinitatis in homine, prolixarum sentire non potest damna terrarum. Dixi causam, quae me faciat scripta porrigere.

309.

Voir Burnet, p. 64-67, « Lettre et substitut de présence ».

310.

 Ennod. epist. 2, 3, 3-4 à Speciosa.

311.

 Epist. 2, 25, 2 à Faustus : Mediolanum salua corporis ualitudine Christo prosequente perueni male ferens quam in redeundo hieme inpellente optaui forsitan contra desideria celeritatem.

312.

 Epist. 2, 18, 3 à Jean : (…) amantem tui releua communione sermonis ut scribendo deleas dolorem.

313.

 Epist. 2, 16, 4 à Faustus : Obsequium salutationis inpendens supplico, ut crebris me releuandum ducatis adfatibus, cui inter maeroris sarcinas nullum praeter oris uestri solacia potest esse subsidium.