2. Les contraintes et la richesse du code épistolaire

a) Les officia de l’épître et l’impression de formalisme

1. Le devoir de correspondance : la condamnation du silence

La nécessité des correspondances, nous venons de le voir, est indépendante du contenu de la lettre, parfois circonstanciel ou insignifiant. Le fait même de l’échange est important en soi puisqu’il reconstitue une « présence ». L’écriture d’une lettre ne saurait donc être remplacée par le récit du porteur (uiuus sermo) qui remplit, nous le verrons, une autre fonction : « Certes, il eût été égal, puisque le sublime Pamphronius se rend auprès de vous, que la fonction de la lettre fût remplie par un entretien de vive voix et que ce noble Seigneur ne fût pas chargé d’un fardeau épistolaire, car il lui a été donné de connaître moins mes paroles que mes sentiments. Mais s’agissant de telles obligations, je m’en remets à ses ordres321 ». La nécessité du texte écrit est également affirmée dans une autre lettre à Faustus apparemment inutile puisque l’information aurait pu être délivrée par un ami se rendant à Ravenne : « Par une disposition céleste, il convient que les nouvelles de mon retour ne soient données par nul autre mieux que par un ami pressé de se rendre à Ravenne, dont le récit fidèle eût suffi même en l’absence de lettre. Mais je n’ai pas pu m’abstenir de cet usage, car si je m’en privais par une négligence quelconque, je donnerais l’impression de condamner l’échange fréquent de courrier que j’ai toujours aimé322 ».

La « médiation » de l’épître – qui permet également au destinataire d’identifier l’origine de la lettre – est donc indispensable pour entretenir les liens entre les correspondants. C’est pourquoi Ennode n’hésite pas à parler de « religion des amitiés323 » ou de « religion de l’échange épistolaire », s’appuyant sur l’une des étymologies du mot religio, à savoir « ce qui fait lien ». Cette « religion des amitiés » confère donc à l’échange épistolaire l’aura d’un véritable rite social au caractère obligatoire324. C’est pourquoi la quasi totalité des lettres325 se terminent par une condamnation du silence326 : « l’économie des paroles porte atteinte à la relation amicale327 ». Car si l’amicitia permet d’entretenir la cohésion, le « silence » épistolaire est a contrario une menace pour la cohésion de l’aristocratie gallo-romaine comme le rappellent les nombreuses formules de même sens : « une tendresse muette est presque à la ressemblance de l’homme qui n’aime pas328 », le silence « néglige les liens de l’amitié et de la parenté329 », « une tendresse qui reste muette offre l’image de l’ingratitude330 ». L’obligation du commerce épistolaire se traduit enfin par le besoin de recevoir des épîtres fréquentes de la part des amis silencieux : « Salut, mon cher Seigneur, et honore celui qui t’aime par les présents de lettres fréquentes pour ne pas laisser penser que chez toi, comme il est habituel chez certains, le seul témoignage d’affection ait été celui de ton précédent entretien331 » ; « Mon cher Seigneur, (…) je forme la prière de ne pas être privé (…) du fruit de mes efforts (…) afin que vous compensiez l’activité épistolaire que vous avez différée jusqu’à ici par la fréquence et la richesse de vos écrits332 ». À l’obligation d’écrire s’ajoutent d’autres règles très strictes qui traduisent la fonction sociale des correspondances.

Notes
321.

Epist. 2, 16, 1 à Faustus : Par quidem fuerat sublimi uiro Pamfronio commeante ministerium paginae ad uiui sermonis officia transferri nec illum epistolari fasce onerari, quem non tam uerba mea contigit nosse quam studia. Sed eius in his officiis manus dantur imperio.

322.

Epist. 2, 25, 1 à Faustus : pro caelesti dispositione reditus mei indicia fieri nullo magis quam amico Rauennam properante conuenit, cuius fidelis relatio etiam pagina cessante suffecerat. Sed usu abstinere non potui, quo si sub quocumque neglectu temperem, uideor damnasse stili frequentiam quam amaui ; voir aussi epist. 1, 8, 4 à Firminus : Idoneae tamen perlatricis uiaticum praegrauaui et, quae me praesentare uiuis potuisset adfatibus, ea epistolam comitante perduxi (…).

323.

Ennode emploie l’expression amicitiarum religio quatre fois :epist. 1, 19, 2 ; 2, 1, 1 ; 3, 10, 1 ; 4, 35, 1.

324.

Epist. 2, 28, 1 à Avienus : me iussisti paginas destinare ; epist. 2, 17, 2 à Constantius: salutationis officia.

325.

Ennode reconnaît que c’est une « plainte habituelle » dans ses lettres (voir epist. 1, 14, 5 à Faustus).

326.

 On trouve également, ce qui revient au même, un appel pressant à une réponse immédiate (voir epist. 1, 13, 5 à Agapitus : « que l’abondance de vos entretiens répare votre négligence [à m’écrire] »). Signalons qu’Ennode est parfois accusé de négliger le devoir épistolaire. Mais il s’empresse, dans ce cas, d’accuser la malveillance des porteurs (voir epist. 2, 8, 1 à Apollinaris ; l’epist. 2, 21, 1 à Albinus).

327.

 Epist. 2, 5, 3 à Laconius : in damnum gratiae parcitas contingat ista uerborum.

328.

 Epist. 1, 23, 1 à Senarius : Muta caritas paene repraesentat speciem non amantis.

329.

 Epist. 1, 12, 2 à Avienus : (…) dum et caritas et necessitudo neglegitur.

330.

 Epist. 2, 26, 1 à Liberius : Muta caritas simulacrum praesentat ingrati.

331.

 Epist. 1, 1, 7 à Jean : Salue, mi domine, et amantem tui frequentibus cole muniis litterarum, ne amoris contestatio sola sicut in quibusdam esse solet, praeuii in te putetur exstitisse sermonis .

332.

 Epist. 2, 9, 4 à Olybrius : domine, (…) precor, ut (…) studiorum meorum fructu non caream, (…) ut scriptionis operam quam hactenus protulisti, stili frequentiam uel ubertate pensetis.