b) Le destinataire : du singulier au pluriel

1. La diversité des destinataires

La diversité des destinataires permet d’abord à l’auteur de modifier ou du moins d’adapter le contenu de ses propos suivant la personnalité de son correspondant : ainsi Ennode se défend-il d’être un théologien quand on l’interroge sur une question de doctrine351 et se présente-t-il comme un théologien quand on le prend pour un spécialiste de rhétorique352. Dans une lettre adressée à un seul correspondant, Ennode peut aussi donner l’impression de s’adresser alternativement à plusieurs personnes, comme le montre l’epist. 1, 5 à Faustus : Ennode écrit à son ami pour célébrer les vertus de son fils Avienus : « toi-même, cher seigneur, qui as vaincu tous [tes ancêtres], je crois que tu as cédé le pas, volontairement, aux débuts [de ton fils]353 ». Puis il s’adresse soudain au jeune consul Avienus : « Courage, jeune homme aux qualités exceptionnelles, toi qui, sur le sentier effacé de ta lignée maternelle, as rapporté les haches vivantes des honneurs pour briser les obstacles chargés d’ans354 ». Ce glissement volontaire est permis par l’ambivalence de cette épître qui est avant tout un texte d’éloge. Dans ce même texte, les prières d’actions de grâce donnent l’impression qu’Ennode se tourne également vers Dieu : « Dieu de bonté, quelle grande chose que le nom d’un seul homme ait le pouvoir d’affermir ou d’anéantir l’effort dépensé pour rédiger les lois !355 ». La fin de l’épître contient même une adresse à la Vierge, « l’heureuse mère » (felix mater 356). La multiplication des adresses à l’intérieur d’une même épître élargit le champ de la communication. Celle-ci est alors d’autant plus efficace qu’une seule épître peut toucher plusieurs personnes à la fois, comme le montre l’alternance du tu et du uos dans un même texte357.

Notes
351.

 Epist. 2, 19, 5 à Constantius : Ipse ergo ad sanciendam promissi ueritatem ueniat et ipse oris mei labantem confirmet infantiam, ut alucinationis nostrae concinnatio non inhumana uideatur.

352.

 Epist. 2, 6, 6 à Pomerius : Nunc uale, mi domine, et circa me ecclesiasticae magis disciplinae exerce fautorem.

353.

 Epist. 1, 5, 5 à Faustus : te ipsum, mi domine, qui universos uicisti eius primordiis aestimo uotiuo cessisse.

354.

 Epist. 1, 5, 4 à Faustus : Macte insignium adulescens uirtutum, qui oblitterarum materni stemmatis callem uitales honorum secures adtulisti, quibus annosas, ne posteritatem tuam retinerent, splendidissimi itineris obices amputares !

355.

Ibid. : Deus bone, quantum est, unius uocabulum hominis inpensum in dictandis legibus laborem uel stabilire posse uel soluere !

356.

 Epist. 1, 5, 12 à Faustus : felix mater, tot imperatorum domina.

357.

 Ce fait de langue caractéristique de l’épistolographie tardo-antique est assez exceptionnel pour avoir piqué la curiosité d’un érudit du XIVe siècle (voir Coluccio Salutati, epist. 8, 11 Al medesimo, Iohanni de Ravenna Conversano, extrait cité et traduit dans notre chapitre 1, p. 57).