b) Fonctions des lettres païennes : servir la culture chrétienne

Peu préoccupé par la « renaissance » de la culture grecque, Ennode s’intéresse avant tout à la vitalité de la culture chrétienne. Il est fidèle, sur ce point, au De doctrina christiana d’Augustin qui mettait l’enseignement des lettres païennes au service de l’éloquence chrétienne. Nous avons vu, par exemple, que les épistoliers païens (Pline le Jeune, Symmaque, Ausone) étaient considérés par Ennode comme des maîtres de l’écriture épistolaire et des modèles d’éloquence. Les lettres profanes remplissent donc avant tout une fonction pédagogique.

Les correspondances s’inscrivent d’abord dans le cadre de la rhétorique antique comme le montre le champ sémantique de l’épître (sermo, adloquium, adfatus, conloquium, uerba, etc.). Cette confusion entre l’épître et le discours tient au fait que ces deux types d’expression « s’adressent » à une ou plusieurs personnes ; au même titre que le discours ou la conversation, l’épître doit susciter la bienveillance, défendre le point de vue de l’auteur, c’est-à-dire convaincre. C’est pourquoi le principal modèle d’Ennode, Symmaque, est présenté, nous l’avons vu, comme un « personnage d’une éloquence sublime463 ». Ce lien intrinsèque entre l’éloquence et les correspondances se traduit par la célébration des grands orateurs de l’Antiquité : Démosthène et Cicéron464 sont les références obligées pour toute formation rhétorique. Si nous n’avons repéré aucune citation de l’orateur athénien, on reconnaît ça et là une expression du Pro Caelio 465 ou des Verrines 466 ainsi qu’un grand nombre de traits cicéronniens devenus des lieux communs. La révérence d’Ennode à l’égard de Cicéron apparaît encore dans une périphrase de l’epist. 2, 11 à Faustus : « je n’ai pas promis de renvoyer le discours qui repoussera dans l’ombre l’antique Tullius467 », qui signifie « je n’ai pas promis de renvoyer le discours qui atteindra la perfection oratoire ».

Les références aux « classiques » ne se limitent pas aux seuls orateurs. Ennode insiste en effet sur la diversité des lectures nécessaires aux études littéraires : « consacre-toi assidûment à la lecture », écrit-il à Jean, « afin de purifier les fruits de ton éloquence au van de multiples auteurs468 ». Les noms des écrivains sont associés à des qualités oratoires que l’on acquiert plus facilement à la lecture de leurs œuvres : ainsi Ennode évoque-t-il, pour décrire une éloquence efficace, « la profondeur abyssale de Tullius [Cicéron], la propriété du style de Crispus [Salluste] et l’élégance de Varron469 ». Cette citation montre qu’il est difficile de distinguer l’influence particulière de certains genres littéraires. La lecture des « auteurs classiques » sert avant tout la formation rhétorique comme en témoignent les réminiscences de Virgile, l’un des auteurs les plus cités dans la correspondance470. Celui-ci n’est pas présenté comme un simple poète mais comme « la racine des savants » et « le formateur de l’éloquence471 ». L’œuvre de Virgile vaut comme une source de richesse, un moyen d’atteindre l’ubertas linguae. Le fait qu’elle ne soit pas chrétienne importe peu. Les auteurs les plus cités dans la Correspondance reflètent les bases de l’enseignement dans les écoles de l’Antiquité tardive : outre Virgile et Cicéron, nous trouvons en effet Salluste et Térence472 qui constituaient le « quadrige » des auteurs classiques dans le domaine latin473. Si les sources profanes sont valorisées pour leur valeur littéraire et pédagogique, les sources judéo-chrétiennes, bibliques ou patristiques, remplissent d’autres fonctions liées au contenu du message.

Notes
463.

Epist. 2, 13, 1 à Olybrius : eloquentiae persona sublimis. Symmaque fut en effet le plus grand orateur latin de son temps comme le montrent en particulier ses panégyriques impériaux et ses relationes.

464.

Epist. 1, 5, 10 à Faustus : aurum Demosthenis et ferrum Ciceronis.

465.

L’epist. 1, 3, 9 à Faustus cite Cic. Cael. 67, éd. et trad. J. Cousin, 1969, p. 137 (CUF) : alia fori uis est, alia triclinii ; « une chose est le forum, autre chose est la salle à manger ».

466.

La tradition manuscrite hésite entre deux leçons pour l’entame de l’epist. 1, 24, 1 à Faustus quae mali ratio est ou bien quae, malum, ratio est. La seconde possibilité rappelle Cic. Verr. I, 54 : quae, malum, est ista audacia !

467.

Epist. 2, 11, 1 à Faustus : Ego tamen remittere me orationem, per quam in umbram antiquus Tullius trudetur, non promisi.

468.

Epist. 1, 10, 5 à Jean : (…) lectioni deuotus insiste, ut fructus eloquentiae multiplicium auctorum uentilatione purgetur. Toutefois le sens du mot auctor est ambigu dans cette phrase. Nous pensons qu’il désigne les grands auteurs classiques. Mais cette recommandation pourrait dépasser le champ de la rhétorique et évoquer aussi les auteurs qui édifient l’âme, les « garants » de la foi, c’est-à-dire les Pères de l’Église.

469.

Epist. 1, 16, 3 à Florianus : Tulliani profunditas gurgitis, Crispi proprietas, Varronis elegantia.

470.

Nous avons repéré onze références virgiliennes dans les deux premiers livres des épîtres : ecl. 2, 58 ; georg. 4, 49-50 ; Aen. 1, 217-218 ; 2, 317 ; 2, 332 ; 5, 237 ; 6, 768 ; 7, 56 ; 8, 529 ; 12, 435 ; 12, 440.

471.

Ennod. epist. 1, 18, 3 à Avienus : doctorum radix Maro ; formator eloquii.

472.

Nous avons repéré quatre emprunts ou simples allusions à Térence dans les livres I et II : epist. 1, 2, 1 à Florus : duram cepisse prouinciam (voir Tér.Phorm. 72-3 : (…) prouinciam / Cepisti duram !), epist. 1, 4, 7 : ego homuncio (Ter. Eun. 591), epist. 1, 4, 8 à Faustus : mulcare (voir Tér. Ad. 90 ; Eun. 774) et epist. 2, 19, 17 à Constantius : fac apud te ut sies (voir Tér. Andr. 408 : (…) proin tu fac apud te sies).

473.

Le grammairien latin Arusianus Messius réalisa, à la fin du IVe s., une collection alphabétique de notions et de termes avec leurs constructions. Les exemples sont exclusivement tirés de Cicéron, Salluste, Virgile et Térence : voir Arusianus Messius, Exempla Elocutionum, (« Collana di Grammatici Latini », 1977). La première mention connue du « quadrige de Messius » apparaît dans les Institutiones de Cassiodore qui exorte à « ne suivre en aucune manière les règles des Elocutiones latines, c’est-à-dire le quadrige de Messius » (voir Cassiod. inst. 1, 7, éd. R. A. B. Mynors, 19612, p. 45 : regulas igitur elocutionum latinarum, id est quadrigam Messii, omnimodis non sequaris…).