b) Les procédés de généralisation : proverbes et sentences

Les arguments sont en effet souvent simples, voire rudimentaires. Ils tendent ainsi à présenter les admonitions d’Ennode comme des évidences dont témoignent les références à la sagesse populaire. Nous avons repéré sept proverbes tirés de la vie quotidienne, de l’observation de la nature ou de citations littéraires devenues des lieux communs :

Epist. 1, 3, 9 à Faustus alia fori uis est, alia triclinii ; « une chose est le forum, autre chose est la salle à manger » (proverbe tiré de Cic. Cael. 67).
Epist. 2, 6, 6 à Pomerius Telae similia Penelopeae. « semblables à la trame de Pénélope 531  » (proverbe tiré d’Homère, Odyssée, 2, 94 sq.).
Epist. 2, 7, 3 à Firminus ; Epist. 2, 9, 3 à Olybrius  et Epist. 2, 22, 1 à Faustus Lychnis contra solis radios pugnaturus ; « lutter avec des lampes contre les rayons du soleil 532  » (ce proverbe est employé, légèrement modifié, dans l’epist. 2, 9, 3 à Olybrius : « ajouter du lustre à la clarté du globe lunaire » et dans l’epist. 2, 22, 1 à Faustus : « aider le soleil avec des torches »).
Epist. 2, 15, 5 à Euprepia Omni dulcedinis melle condita ; « aromatisés par toute la douceur du miel 533  ».
Epist. 2, 19, 16 à Constantius More aspidis clausa, ut aiunt, aure transiuit ; « Je crois qu’il est passé, comme on dit, à la façon de l’aspic, les oreilles bouchées 534  ».
Epist. 2, 27, 1 à Honoratus Semper mihi cum dulcibus amara socientur ; « pour moi, l’amer est toujours associé au doux 535  ».
Epist. 2, 28, 3 à Avienus Summis labiis uix libabat ; « il goûtait à peine du bout des lèvres 536  ».

La référence à la sagesse populaire traduit un aspect fondamental de l’enseignement moral d’Ennode qui ne se déploie pas sur de longues épîtres mais prend la forme de courtes formules faciles à mémoriser537. Ce procédé, qui caractérisait déjà le style des moralistes antiques, a retenu l’attention des érudits et des religieux du Moyen Âge. Il explique la présence de nombreux extraits de sa correspondance dans les florilèges de sentences moralesdestinées à l’aedificatio sui. Les compilateurs, souvent cisterciens, ne s’y sont pas trompés. Ils ont précisément choisi les phrases dans lesquelles Ennode exprimait une exhortation ou un rapide enseignement. Ennode portait une grande attention à la rédaction de ce type de phrase qui condense un précepte en quelques mots538. L’analyse rythmique des derniers mots permet, par exemple, d’y reconnaître les clausules préférées d’Ennode539, en particulier le crétique-spondée540 (– U – / – –) ou le double-crétique541 (– U – / – U –).

Par le ton et l’inspiration de son enseignement, cette correspondance s’inscrit dans la tradition des épîtres de direction morale, même si la brièveté, le style et l’ambition de ses lettres contrastent fortement avec les épîtres de Sénèque. Mais la principale différence tient au fait qu’Ennode justifie ses conseils par le devoir qui incombe à son « sacerdoce » chrétien : « Moi, je te stimule en parlant comme un père parce que je dois à ta personne et à mon sacerdoce la voix de celui qui corrige542 ». Lorsqu’il parle de culture ou de rhétorique, Ennode n’oublie donc jamais les obligations de son ministère religieux, comme un pasteur soucieux de concilier les richesses de la culture antique avec la direction morale de ses correspondants. Cette intention fait de certaines épîtres le vecteur d’un enseignement chrétien.

Notes
531.

Otto, p. 272-273. La source est Hom È re, Odyssée, 2, 94 sq. ; dans la littérature latine, Cicéron utilise cette image pour évoquer la dialectique : Cic. ac. 2, 29, 95 ; voir aussi Prop. 2, 9, 6 ; Ov. am., 3, 9, 30 ; Sil. 2, 181 ; Claud. carm. min. 30, 31-32 ; Sidon. carm. 15, 161.

532.

Id., p. 327. On trouve cette expression proverbiale chez Cic. fin. 4, 12, 29, éd. et trad. J. Martha, 1930, p. 71 (CUF) : ut in sole, quod a te dicebatur, lucernam adhibere, nihil interest , « se munir, par exemple, comme tu le disais, en plein soleil d’une petite lampe est une chose complètement indifférente » ; voir aussi Cic. Cael. 67 ; Quint. 5, 12, 8 ; Arnob. nat. 1, 27 ; Symm. epist. 3, 482.

533.

Id., p. 216-217. L’image est fréquente dans la littérature latine mais le texte d’Ennode rappelle d’abord la précaution de Lucrèce qui enduit la coupe de miel pour rendre moins austère son enseignement philosophique (voir Luc. 1, 943-947, éd. et trad. A. Ernout, 1920, p. 36 (CUF) : sic ego nunc, quoniam haec ratio plerumque uidetur / tristior esse quibus non est tractata, retroque / uolgus abhorret ab hac, uolui tibi suauiloquenti / carmine Pierio rationem exponere nostram / et quasi musaeo dulci contingere melle (…) ; « Ainsi fais-je aujourd’hui, et comme notre doctrine semble trop amère à qui ne l’a point pratiquée, comme la foule recule avec horreur devant elle, j’ai voulu te l’exposer dans l’harmonieuse langue des Muses et, pour ainsi dire, la parer du doux miel poétique »).

534.

Id., p. 48 : voir Ambr. fid. 1, 6, 47, éd. O. Faller, 1962, p. 20 (CSEL 78) : clausa quodammodo praeterire aure debemus ; « de toute façon, nous devons passer les oreilles bouchées ».

535.

Id., p. 217-216. Notons que l’expression est fréquemment employée dans la comédie (voir Plaut. Pseud. 63 ; Pseud. 694 ; Truc. 345).

536.

Id., p. 181-2. voir Cic. nat. deor., 1, 8, 20 : primis labris gustasse.

537.

Voir M. Carruthers, Le Livre de la Mémoire, 2002, p. 258 sq.

538.

Nous avons recueilli les sentences ennodiennes tirées de la Correspondance (livres I et II) que l’on retrouve dans le Florilegium Angelicum (XIIe s.) : voir annexe « Les Sentences d’Ennode », p. 423-428.

539.

Voir chapitre 8, p. 226-228.

540.

Ennod. epist. 1, 8, 2 à Firminus : Grauat conscientiam perfectorum amor indocti. L’analyse rythmique des derniers mots [perfecto–r(um) amor indocti] permet d’y reconnaître la clausule préférée d’Ennode : le crétique-spondée (– U – / – –).

541.

Epist. 1, 14, 3 à Faustus : Sed sufficiat tristibus stricta narratio. L’analyse rythmique des derniers mots [stricta narratio] permet d’y reconnaître un double crétique (– U – / – U –).

542.

Epist. 1, 24, 3 à Astyrius : Ego te oro parentis stimulo, quia tibi et proposito meo uocem debeo castigantis.