a) La conversion de l’écriture épistolaire

Ennode demande à son correspondant Pomerius de ne plus s’adresser à lui qu’en « défenseur de la discipline ecclésiastique545 ». Le contenu de ses épîtres confirme cette aspiration : Ennode rappelle en effet à Faustus qu’il ne s’intéresse qu’à la santé de l’âme : « Que d’autres recherchent de quoi se délecter ! Moi, je demande les biens qui se rapportent à l’âme546 ». Son mépris pour les faiblesses du corps547 traduit son attachement à la vie de l’esprit qui est « une chose divine dans l’homme548 ». Or, la référence d’Ennode à la diuinitas est clairement distincte des sagesses profanes, stoïcienne par exemple. Elle est ancrée dans la tradition judéo-chrétienne comme en témoigne le vocabulaire employé.

La christianisation du vocabulaire est un procédé discret mais révélateur de l’ambition religieuse d’Ennode dans la correspondance : l’expression d’A. Rousselle, la « contamination spirituelle549 », semble adaptée pour décrire la multiplication des termes religieux dans le vocabulaire épistolaire : certaines formules déjà fréquentes chez les épistoliers païens, comme « religion épistolaire » ou « religion des amitiés550 », prennent un sens plus « religieux » dans la mesure où les correspondances d’Ennode sont mises au service du christianisme par l’enseignement de la morale chrétienne et la défense du pouvoir épiscopal. D’autres termes, en revanche, semblent inédits pour qualifier les échanges épistolaires, comme « offrande » (tabellaria oblatio 551) ou « communion » (epistularis communio 552 , litteraria communio 553, communio conloquii 554, communio sermonis 555).

La « contamination spirituelle » du vocabulaire épistolaire est accentuée par l’emploi de métaphores chrétiennes : par exemple, reprochant à sa sœur Euprepia d’avoir négligé ses devoirs familiaux au cours de son séjour en Gaule, Ennode décrit son retour en Italie comme une résurrection : « Nous avons vu l’amour se relever comme d’une sorte de sépulture. Un messager est arrivé avec la nouvelle pour nous inespérée que vous étiez vivante, alors que nous pensions que, par mépris pour nous, vous étiez entrée vivante au tombeau556 ». L’écho du texte biblique est parfois plus discret, comme pour suggérer que le vocabulaire et les images sacrés font partie du langage familier même si le thème de la lettre n’est pas religieux. Par exemple, pour encourager Avienus sur la voie de l’excellence oratoire, Ennode emploie une expression qui semble inspirée des Évangiles : « Il fut aussi débutant celui que l’on redoute. Et chaque fois que le doigt trace dans la terre un cheminement d’eau à travers la poussière, tout ce qui coule en premier est trouble557 ».

Ces procédés attirent l’attention sur un aspect majeur de la littérature patristique : la conversion des formes littéraires traditionnelles. Par exemple, l’epist. 2, 1 à Armenius, ami d’Ennode endeuillé par la mort de son fils, reprend les arguments des consolationes cicéroniennes558 tout en cherchant à mettre en valeur un argument chrétien, l’espérance en la résurrection : « Toi, alors qu’il a été emporté par un décret céleste, tu le recherches comme si tu avais été privé de lui et, celui qu’il eût été sacrilège de ne pas offrir, tu le couvres de larmes quand il a été appelé (…) ; il a ajouté à la vie éternelle d’un monde meilleur ce qu’il a gardé intact dans cette vie ; la pénitence qu’il a faite, dis-tu, même s’il n’avait rien trouvé en lui-même à purifier, a trouvé des vertus à couvrir de parures car, chaque fois qu’elle est donnée aux innocents, elle leur assure la couronne (…)559 ». La dépendance d’Ennode à l’égard de la culture antique ne l’empêche donc pas de poursuivre la conversion des formes littéraires traditionnelles et d’invoquer in fine une sagesse supérieure, celle-là même qui doit apaiser la douleur d’Armenius, la sagesse divine.

La confiance en Dieu est un objectif majeur de l’enseignement moral des épîtres : « Ce n’est donc pas la seule voie d’une vie meilleure que je pourrais te montrer, si tu daignais m’écouter, bien que ta perfection morale ne demande pas de guide et que n’ait pas besoin d’un maître celui qu’ont distingué la droiture et l’honnêteté de ses actes, si ce n’est seulement qu’il te faut peser avec soin la confiance en une exhortation que tu dois à ta clairvoyance et à ta sagesse, te rappeler à l’amour des dons célestes desquels à la fois nous recevons et aimons le souffle de la vie, et nous sommes reconnaissants pour le bienfait dont nous honorons et vénérons l’auteur560 ». Cette confiance en Dieu n’est pas seulement dictée par le désir de consoler un ami. Elle répond plus largement aux menaces qui pèsent sur le présent. Elle se traduit, dans les épîtres, par de courtes prières de dévotion et d’actions de grâces.

Notes
545.

Epist. 2, 6, 6 à Pomerius : Nunc uale, mi domine, et circa me ecclesiasticae magis disciplinae exerce fautorem.

546.

Epist. 1, 3, 6 à Faustus : quaerant alii quod delectet : ego res ad animam pertinentes expostulo.

547.

Epist. 1, 19 à Deuterius : Ennode minimise les problèmes physiques de son correspondant (une maladie des yeux) en insistant sur la santé de son esprit.

548.

Epist. 1, 17, 1 à Faustus : si spiritus res est diuinitatis in homine (…).

549.

A. Rousselle, La contamination spirituelle, 1998.

550.

Sur les fonctions sociales de la « religion » épistolaire, voir le chapitre 5, p. 168-175.

551.

Ennod. epist. 1, 11, 1 à Castorius et Florus.

552.

Epist. 2, 13, 1 à Olybrius.

553.

Epist. 2, 26, 2 à Liberius.

554.

Epist. 1, 23, 1 à Senarius.

555.

Epist. 2, 18, 3 à Jean.

556.

Epist. 2, 15, 2 à Euprepia : uidimus amorem de quadam sepultura surgentem. Inauspicato nobis incolumitatis uestrae nuntius adcessit auditu, quam credebamus per contemptum nostri uiuentem busta conplesse.

557.

Epist. 1, 18, 5 à Auienus : Fuit et ille incipiens qui timetur. Et quotiens scalpente terram digito ductus aquae per puluerem trahitur, turbidum fluit omne quod primum est. On retrouve l’image du « Christ écrivant dans la terre avec son doigt » dans l’Évangile de Jean, 8, 6-7 : Iesus autem inclinans se deorsum digito scribebat in terra (…) et dixit eis : ‘qui sine peccato est uestrum primus in illam lapidem mittat’ ; « Jésus écrivait dans la terre avec son doigt (…) et il leur dit : ‘que celui d’entre vous qui est sans péché lui jette le premier une pierre’ » (La Bible de Jérusalem).

558.

Dans l’éloge funèbre de Népotien, Jérôme (epist. 60, 6, 5) retrace l’évolution de la littérature de consolation depuis ses origines païennes. La Correspondance de Cicéron offre des exemples célèbres de consolatio (voir Cic. fam. 4, 5 ; fam. 5, 14 ; fam. 5, 16 ; ad Brut. 17) qui font apparaître une série d’arguments types : 1. La mort est un décret de la Fortune (ou de Dieu chez Ennode) ; 2. La vie humaine est remplie de malheurs ; 3. La mort est partie intégrante de la vie et de la condition humaine ; 4. Le bonheur d’une mort précoce après une vie excellente ; 5. Le texte de consolation rendra immortel le souvenir du défunt ; 6. La sagesse exceptionnelle de l’homme en deuil. Si Ennode reste globalement fidèle au modèle cicéronien, il contribue, comme ses prédécesseurs chrétiens, au renouvellement de la consolatio par le recours à des arguments tirés de la Bible, des autorités patristiques et surtout de la foi en la résurrection (voir R. Kassel, Untersuchungen zur Griechischen und Römischen Konsolationsliteratur, 1958).

559.

Ennod. epist. 2, 1, 6-8 à Armenius : Tu translatum caelesti iudicio, quasi orbatus, inquiris et, quem non obtulisse sacrilegium fuit, hunc oneras fletibus euocatum (…) ; iunxit ad uitam perpetuam melioris saeculi quod in ista seruauit : paenitentia, quam eum egisse loqueris, etsi in ipso non inuenisset quod dilueret, inuenerat quod ornaret, quae quotiens innocentibus datur, coronam (…) conciliet.

560.

Epist. 2, 1, 10 à Armenius : Non unam ergo uiam, si audire digneris, uitae melioris ostendam, licet tua non egeat monitore perfectio nec magistro opus sit ei, quem fecerunt actuum suorum emendationes et honestamenta conspicuum. Nisi tantum ut adhortationis quam consilio tuo et prudentiae debes, fidem diligenter expendas et ad caelestium munerum affectum te reuoces, unde uitales auras et accipimus et amamus ; et gratum nobis fit beneficium, cuius colimus et ueneramur auctorem.