b) Les prières

Les Pères de l’Église, on le sait, composaient souvent des prières inédites, suivant l’exemple du Christ qui avait appris à prier à ses disciples en leur enseignant le Pater. Dans le domaine latin, les Confessions d’Augustin fournissent ainsi de nombreuses prières brèves. Les Hymnes constituent un autre genre dont Ambroise a écrit les exemples les plus connus : Ennode a lui aussi composé des hymnes sur le modèle ambrosien lorsqu’il était diacre de Milan. Outre ces prières liturgiques, on est frappé, en lisant la Correspondance, par le grand nombre de courtes prières (preces), le plus souvent d’actions de grâce ou de demandes : dans ces lignes, l’écriture épistolaire est comme suspendue, l’auteur s’adresse non plus à son destinataire mais à Dieu ou la Vierge, et l’épître, qui était destinée à une large diffusion, est alors portée par « les mains des prières561 ».

La fréquence des prières s’explique par la charge religieuse : « l’amour de l’oraison (oratio) m’a éloigné des figures oratoires (…) moi que le cri du devoir appelle aux plaintes et aux prières (preces)562 ». C’est pourquoi il invite ses correspondants à la prière qu’il présente comme une source d’apaisement563 et la garantie de récompenses divines564. Le secours de la prière est un thème suffisamment fréquent pour apparaître aussi dans les épîtres marquées par le formalisme de la rhétorique d’apparat, comme l’epist. 1, 5 à Faustus qui célèbre l’accession au consulat de son fils Avienus. La famille d’Avienus est favorisée par les « prières fidèles » de son père Faustus (fidelium orationum) et de la Vierge elle-même (apud deum precibus suis) : « la bienheureuse Mère, maîtresse de tant de chefs, en puissante matrone, vous élève auprès de Dieu par ses prières565 ».

Une rapide typologie permet de reconnaître des prières d’action de grâce (gratulatio)566, de dévotion (deuotio) à Dieu567 et de demande (rogatio)568. Écrite à l’occasion de la guérison de jeunes enfants, l’epist. 1, 20 à Faustus occupe à ce titre une place particulière dans la mesure où elle se présente comme une longue prière en deux parties : la première exprime une action de grâce (gratulatio) et un abandon total à Dieu (deuotio), la seconde évoque une demande à Dieu (rogatio) et « des prières sans fin pour les enfants ». Cette lettre ressemble donc si peu à une épître qu’Ennode doit introduire la salutation finale en « revenant à l’habitude épistolaire » :

‘[I. Gratulatio et deuotio :] ’ ‘En vérité, rendons grâce à la Trinité que nous vénérons et honorons, notre Dieu, qui sous la distinction et l’admirable égalité des personnes nous a ordonné de comprendre et d’adorer pieusement une seule substance, qui a tourné notre tristesse en bonheur et qui a fait des larmes, compagnes des douleurs, les servantes de la joie, pour que je puisse dire en vérité avec le prophète : ‘qui changera ma tête en fontaine et mes yeux en source de larmes ?’ pour que je puisse répondre à la grandeur des bienfaits célestes par cette prière, moi qui ai eu le bonheur de recevoir les présents célestes avant même de les demander, et de lire ce qui s’est produit d’heureux avant de comprendre de quel malheur nous menaçaient nos péchés. C’est grâce à toi, Dispensateur tout puissant, que je n’ai pas eu de crainte concernant les enfants de sa Sérénité et l’héritage de leur parfaite honnêteté future dans la période d’angoisse qui a précédé (…). En vérité, l’esprit humain est incapable d’apprécier les richesses de la récompense divine ! (…) Dieu de bonté, au-dessus de quel précipice avons-nous été suspendus (…). Rendons donc au généreux auteur de ce bienfait ce que nous lui devons, en des paroles plus ramassées, mais par de longs gémissements.’ ‘[II. Rogatio :]’ ‘ Invitons-le à nous garder ses faveurs, lui dont nous avons la preuve qu’il nous a secourus dans les incertitudes ; prions-le, lui qui sait préserver – c’est un fait ! – ce qu’il a accordé et faire perdurer les témoignages vivants de ses miracles. Tels sont les vœux que forme pour vous, avec moi, l’ensemble du vénérable collège des serviteurs et amis de Dieu établis dans toute la Ligurie. Un tel suffrage est le soutien d’une sainte maison. Des prières sont dites sans relâche pour les enfants de votre Sérénité. (…) Mais à présent je reviens à l’usage épistolaire. Salut, mon cher Seigneur (…)569 ».’

Les contraintes du code épistolaire n’empêchent donc pas Ennode de composer des prières dans les limites étroites de la lettre. Mais ces prières ne sont pas décoratives. Elles sont le prolongement logique de l’enseignement religieux dispensé dans les lettres. Parfaitement adapté à la direction spirituelle d’un correspondant ou d’un groupe de personnes, le sermo épistolaire apparaissait comme un moyen privilégié pour l’édification chrétienne. C’est pourquoi les évêques concentrèrent leur activité littéraire sur le genre épistolaire. Dans l’epist. 9, 16, qui constitue une sorte de testament littéraire, Sidoine Apollinaire revient sur ses textes de jeunesse et justifie son choix d’avoir abandonné la poésie légère pour l’épistolographie : « (…) j’éprouve plus de honte à me rappeler les frivoles badinages de mon jeune âge. Pénétré de cette crainte, j’ai reporté sur la pratique du style épistolaire les soins que je consacrais à tous les autres genres de travaux littéraires, pour n’être point coupable par mes actes, si j’étais coupable par mes chants trop irrévérencieux570 ». L’exemple de l’évêque de Clermont montre que l’écriture épistolaire, loin de faire obstacle à la charge épiscopale, devenait un instrument de la direction morale. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire ce qu’en pensaient les correspondants de épistoliers de l’Antiquité tardive : Taurentius remercie Rurice pour sa lettre qui a été pour une lui comme une nourriture spirituelle571 ; l’abbé Florianus, qui reçut deux lettres d’Ennode d’édification morale lorsqu’il était encore jeune, considère Ennode comme son père spirituel572. Mais quel était le contenu de cette direction spirituelle ?

Notes
561.

Epist. 1, 19, 2 à Deuterius : manus precum.

562.

Epist. 1, 16, 4 à Florianus : oratorium schema affectus a me orationis absciderit (…) quem ad gemitus et preces euocat clamor officii.

563.

Epist. 2, 15, 6 à Euprepia : tu deum religione placa et precum circa nos adsiduitate conpone.

564.

Epist. 2, 19, 11 à Constantius : aut praemium deuotio aut poenam contemptus operatur.

565.

Epist. 1, 5, 12 à Faustus : felix mater, tot imperatorum domina, uos apud deum precibus suis matrona fortis adtollit.

566.

Epist. 1, 3, 4 à Faustus : Deo gratias, qui ea quae dura aestimantur, clementia bene uertit, et quae ex merito nostro uentura collegimus, ex sua facit miseratione transferri ; epist. 1, 20, 1 à Faustus : Vere gratias trinitati, quam ueneramur et colimus, Deo nostro (…) ;epist. 2, 10, 1 à Faustus : Sed gratias illi, qui delicta nostra sic ne extollamur resecat, ut spem ad latiora perducat ; epist. 2, 24, 2 à Faustus : deo gratias (…) quia felicitas uestra uotiuis erigitur aucta successinus ; epist. 2, 28, 1 à Avienus : Deo gratias, quod principe loco ponendum est, qui magnitudinem tuam, quae a me erant offerenda, fecit exigere.

567.

La deuotio exprime une confiance totale et, partant, un abandon à Dieu : epist. 1, 20, 1-4 à Faustus : ut beneficiorum caelestium magnitudini sub hac deuotione respondeam : (…) referamus ergo strictioribus verbis huius boni largitori, prolixis gemitibus quod debemus ; epist. 2, 25, 2 : Sed ad Deum cuncta referenda sunt, cui adiacet humana facta conponere et diligentiam corporalem aeterni amoris sapore mutare.

568.

Epist. 1, 5, 11 à Faustus ; epist. 1, 17, 2 à Faustus : oremus Deum ut… ; epist. 2, 23, 3 à Faustus : de clementia diuina postulo, ut laborem uestrum iuuamen caeleste comitetur ; epist. 2, 27, 3 à Honoratus : tu deum roga, ut

569.

Epist. 1, 20, 1-6 à Faustus : Vere gratias trinitati, quam ueneramur et colimus, Deo nostro […]. Sed nunc ad epistulae usum reuertor. Salue, mi domine, (…).

570.

Sidon. epist. 9, 16, 3 carm. 47-52, III, p. 181 : (…) plus pudet, si quid leue lusit aetas, / nunc reminisci. / Quod perhorrescens ad epistularum / transtuli cultum genus omne curae, / ne reus cantu petulantiore / sim reus actu.

571.

Epist. 3 de Taurentius à Rurice, éd. A. Engelbrecht, 1891, p. 444-445 (CSEL 21) : litterae sanctitatis uestrae me spiritali cibo pastum incitauerunt ad spem futurorum et uerba claritate radiantia ad discutiendas errorum tenebras purissima luce fulserunt.

572.

Quelques années après la mort d’Ennode, l’abbé Florianus, qui avait été l’un de ses correspondants, célèbre le souvenir de l’évêque de Pavie, son pater ex lauacro : voir Floriani Abbatis Epistula ad Nicetium papam, éd. F. Vogel, p. LIX (MGH, aa, 7).