Ennode a une attitude semblable à l’égard de la rhétorique : il n’y a pas de contradiction entre son dédain pour la « pompe oratoire » (oratoria pompa 600 ) et son intérêt pour « l’éloquence mature » (la matura facundia 601 ) : Ennode critique sans relâche l’éloquence trompeuse, celle qui trahit la pensée (proditor mentis loquella 602 ; oratoria et nimis daedala prouisio 603 ) et se fait la complice de la méchanceté (adiutrix malitiae facundia 604 ) ; il méprise aussi l’éloquence âpre des juristes (scabrida lingua 605 ) qui ne connaissent ni la saveur des mots ni celle de la « vérité » ; il dénonce enfin les « fleurs » de la rhétorique (uerborum flores 606 ), la parole inutile, celle des orateurs qui ne cherchent qu’à briller. Ainsi s’amuse-t-il, dans l’epist. 1, 6 à Faustus, à prendre le contre-pied d’un texte de Faustus qui faisait une description émerveillée du lac de Côme, paysage maintes fois célébré par les auteurs latins 607 : « Voici Côme, la situation d’une ville sombre, presque reléguée autrefois dans le silence, qui ne s’est glorifiée jusqu’à présent d’aucun avantage et, dit-on, d’aucune beauté, combien elle se réjouit d’être élevée par le privilège de ton génie ! Et avec ses vallées abruptes et ses vastes gouffres entre les montagnes ininterrompues, elle sait montrer une misérable harmonie avec les neiges éternelles ; (…) l’atmosphère y est continuellement pluvieuse, le ciel menaçant et, en quelque sorte, le cours d’une vie se passe sans jamais profiter de la pleine lumière. Les flots du Larius sont doux aux yeux des passants mais ils les invitent à la baignade pour provoquer leur perte. Qui pourrait dire beau un gouffre trompeur par de tels faux semblants ? Comment dirais-je habitable l’île que votre récit a présentée comme telle ? (…) les morts, là-bas, n’ont obtenu d’autres tombeaux que les eaux du Larius 608 ».
Dans ce texte, Ennode cherche avant tout à surprendre pour mettre en évidence les « richesses de la rhétorique » (diuitiae facundiae 609 ). Son tableau du Larius charriant des cadavres dans un décor polaire montre qu’elle peut tout, y compris dévaloriser un lieu réputé pour ses charmes. Mais ce n’est qu’une mise en garde contre les artifices et les dangers de l’éloquence, pas une condamnation de l’art oratoire ! Comme il l’écrit lui-même au début de l’épître, la rhétorique est une source de richesses incomparables lorsqu’elle est animée par une intention religieuse, c’est-à-dire lorsqu’elle est au service de la religion chrétienne : « de quelles vertus sont parés les lieux qu’a vus un homme à la langue riche et expert en l’art oratoire, s’il était permis de les décrire dans une intention religieuse, sans mettre en danger sa profession de foi 610 ! ». De même, lorsque dans une lettre au pape Symmaque, en 506, Ennode, diacre de Milan, proclame la « sainteté des belles lettres », ce n’est pas les belles lettres en tant que telles qu’il célèbre, c’est « l’étude des lettres dans lesquelles on désapprend les vices avant les progrès de l’expérience 611 ». Ennode distingue donc clairement une bonne et une mauvaise 612 rhétorique, c’est-à-dire une éloquence compatible ou contradictoire avec la religion chrétienne. Mais ce bon « usage » de la culture profane a ses limites : certaines pratiques païennes, incompatibles avec la foi chrétienne, doivent être définitivement écartées.
Epist. 1, 5, 10 à Faustus. La « pompe » oratoire est également évoquée dans l’epist. 1, 1, 2, l’epist. 1, 15, 3, l’epist. 1, 18, 1 à Avienus, l’epist. 2, 6, 5 à Pomerius et l’epist. 2, 7, 2 à Firminus.
Epist. 2, 7, 5 à Firminus.
Epist. 2, 26, 1 à Liberius.
Epist. 2, 27, 2 à Honoratus.
Epist. 2, 26, 1 à Liberius.
Epist. 2, 27, 3 à Honoratus.
Epist. 1, 16, 4 à Florianus.
Voir Plin. nat. 2, 224 ; Plin. epist. 1, 3, 1 ; 3, 6, 4 ; 4, 13 ; Claud. 28, 195 (VIe consulat d’Honorius) ; Sidon. epist. 1, 5, 4 et Cassiod. uar. 11, 14, 4.
Epist. 1, 6, 4-6 à Faustus : ecce Comus pullae quondam paene in silentium missa condicio, quae nulla se hactenus commoditate, nulla ut aiunt formositate iactauit, quanto gaudet ingenii elata priuilegio ? Quae per praerupta conuallia et patulos cohaerentium hiatus montium aestiuis niuibus miseram scit exhibere concordiam ; (…) ubi aer pluuius perenniter et minax caelum et quaedam uitae sine tota luce transactio. Dulcia Larii oculis fluenta transeuntibus et ad natatum quos perdat inuitantia. Quis ferat decorum gurgitem sub hac deceptione fallentem ? Quid dicam insulam relatione factam habitabilem ? (…) Nulla enim praeter aquas Larii defuncti ibidem sepulchra meruerunt.
Epist. 1, 6, 7 à Faustus : diuitias facundiae in rebus laude carentibus ostentare.
Epist. 1, 6, 1 à Faustus : quibus ornantur dotibus loca, quae lingua diues et dicendi peritus aspexerit, si religioso liceat sine discrimine confessionis enarrare proposito !
Epist. 5, 10, 3 à Symmaque : sancta sunt studia litterarum, in quibus ante incrementa peritiae uitia dediscuntur.
Il semble que l’adjectif oratorius soit employé par Ennode pour désigner une éloquence péjorative ou inutile (voir epist. 1, 5, 10 à Faustus : oratoria pompa ; epist. 1, 16, 4 à Florianus : oratorium schema ; epist. 2, 27, 2 à Honoratus : oratoria et nimis daedala provisio).