c) Limite de la « tolérance » envers la culture profane : les pratiques païennes interdites.

De fait, durant tout le VIe siècle, les actes des conciles prouvent que les pratiques païennes sont loin d’avoir disparu, y compris dans les rites chrétiens, et qu’elles préoccupent beaucoup les évêques613. Elles restent un objet d’inquiétude pour les religieux qui luttent contre leur persistance en particulier dans les campagnes. La vigilance d’Ennode à l’égard de ces pratiques interdites explique peut-être sa sévérité à l’égard de son parent Astyrius qui s’était retiré dans les Alpes. Ennode ne comprend pas comment ce dernier, senator et doctus, peut encore se fier aux « prophéties des oracles » : « Ta Sublimité montre du respect pour les oracles prophétiques et, fidèle à leurs vieilles recommandations, elle s’engage à de nouveaux excès614 ». La lutte contre ces usages païens est plus importante aux yeux d’Ennode que le respect des devoirs épistolaires. Ainsi Ennode n’hésite-t-il pas à enfreindre les officia de l’épître en rompant toute relation épistolaire avec lui : « Garde donc tes bons mots pour toi ou réserve-les à ceux avec lesquels vous n’avez, sans l’office de la parole, par l’échange d’une familiarité secrète, que le langage des gestes615 ».

L’expression sine oris officio per clandestinae familiaritatis communionem clamor est actuum est obscure : nous pensons qu’elle pourrait désigner des représentations théâtrales muettes (sine oris officio…clamor actuum), c’est-à-dire des pantomimes. L’épigramme De pantomimo de l’Anthologie Latine décrit la « gestuelle » de ces « récits sans parole » (facit articulos ore silente loqui 616) dans lesquels les auteurs latins ne voyaient que dépravations617. Interdites dès le Haut-Empire pour raisons politiques618, les pantomimes furent l’objet de violentes condamnations morales de la part des Pères de l’Église619. L’intransigeance d’Ennode à l’égard d’Astyrius pourrait donc illustrer l’hostilité des clercs envers les pantomimes. Aucun mot n’est trop fort pour dénoncer le comportement de ce cousin : « je n’ai pu trouver d’autres choses à écrire à ceux qui vivent dans cette bourbe charnelle que toi, tu chéris ». Le terme illuuies est souvent employé dans la littérature chrétienne pour évoquer la « tache », le « péché »620. L’expression illuuies carnis désigne donc, croyons-nous, l’immoralité qui consiste à se livrer à une pratique interdite, « souillure charnelle » contraire à la vie de l’âme.

L’attitude à l’égard de la culture antique dépasse la seule question de l’efficacité de la rhétorique classique. La différence entre le profane (le non-religieux) et le païen (l’ancienne religion) définit une limite infranchissable qui est l’objet d’une grande vigilance. Mais cette différence elle-même tend à disparaître lorsqu’Ennode demande à Pomerius de rejeter toutes « les méprisables figures des profanes621 ». Le profane apparaît alors comme une figure limite, un repoussoir qui permet d’affirmer une identité nouvelle. Mais ce ne sont pas les frontières ou le sens du profane qui ont changé. Ce qui évolue profondément, c’est la tolérance à l’égard de « ce qui n’est pas chrétien » au fur et à mesure que se définit le christianisme. Cette évolution traduit une rupture symbolique – puisqu’Ennode continue d’écrire suivant les canons rhétoriques traditionnels – mais une rupture profonde qui se manifeste d’abord dans le langage où la représentation de « ce qui n’est pas chrétien » perd progressivement toute légitimité.

Il serait superflu de s’interroger indéfiniment sur la profondeur et la sincérité de la foi d’Ennode. Néanmoins, l’expression de la religion chrétienne dans les Épîtres est suffisamment importante pour ne pas être réduite à un simple décor rhétorique. L’enseignement religieux justifie, croyons-nous, l’étonnante liberté de ton de certaines épîtres. On est frappé en effet par l’ironie avec laquelle Ennode, qui n’était alors qu’un jeune diacre, s’adresse au patrice Albinus (epist. 1, 21), au préfet du prétoire Olybrius (epist. 1, 9) et surtout au questeur du palais de Ravenne Faustus, l’ancien consul. Le ton ironique et moqueur de l’epist. 1, 6 prend volontairement le contre-pied, nous l’avons vu, de sa description élogieuse du Larius qu’Ennode juge peu originale et inutile. Faustus n’a toujours pas compris qu’il fallait mettre l’éloquence au service de la foi : « Déployer les richesses de l’éloquence s’agissant des réalités dépourvues de mérites eut plus de prix que n’en auraient eu tous les bienfaits de la nature, si elle les avait accordés (…)622 » ! Le ton, les thèmes et l’intention qui ressortent de ces lettres font donc bien de cette œuvre une correspondance authentiquement chrétienne destinée à circuler dans les cercles des élites – la nobilitas – qu’il convient à présent d’explorer.

Notes
613.

O. Pontal, Histoire des conciles mérovingiens, 1989, p. 292-295. La lutte contre la persistance des pratiques païennes était un thème majeur de la prédication épiscopale aux IVe et Ve siècles.

614.

Epist. 2, 12, 1 à Astyrius : profeticis oraculis sublimitas tua praestat obsequium et ad fidem ueterum sanctionum militat nouellis excessibus.

615.

Epist. 2, 12, 4 à Astyrius : Tibi habe facetias tuas aut illis reserua, cum quibus uobis sine oris officio per clandestinae familiaritatis communionem clamor est actuum.

616.

Anth. carm.100, 9-10, éd. D. R. Shackleton Bailey, Teubner, 1982, p. 88-89 : « De pantomimo » : tot linguae quot membra uiro, mirabilis ars est, / quae facit articulos ore silente loqui.

617.

Cic. Mur. 6 ; Plin. paneg. 46, 4 ; Apul. apol. 78.

618.

V. Rotolo, Il Pantomimo, 1957, p. 66 : « Ummidia Quadratilla aveva suoi pantomimi, che si esibivano per lei, malgrado una disposizione di Tiberio del 15 interdicesse le esibizioni private dei pantomimi. Sotto Domiziano invece furono concesse soltanto le esibizioni private e interdette quelle pubbliche ».

619.

Tert. spect. 10, 17 et 23 ; Prud. perist. 10, 221-222 ; Lact. inst., 6, 20, 29.

620.

Voir Prud. apoth. 924-925, éd. et trad. M. Lavarenne, 1945, p. 34 (CUF) : inde secunda redit generatio et inde lauatur / naturae inluuies, « d’où la régénération qui lave la tache originelle ».

621.

Ennod. epist. 2, 6, 6 à Pomerius : ista quae sunt saecularium schemata.

622.

Ennod. epist. 1, 6, 7 à Faustus : Tanti fuit diuitias facundiae in rebus laude carentibus ostentare, quanti non fuerant haec omnia naturae beneficia, si dedisset. Caelorum tamen Dominus, qui hoc uobis posse concessit, munera sua sub perennitate tueatur, quia haec ego non quasi a uobis diuersa sentiens scripsi, sed ut ex istis lector agnoscat, Comum per stilum uestrum melius esse legere quam uidere.