b) Les relations entre les élites en Italie et en Gaule : une géographie épistolaire ?

Le premier fait marquant est la persistance des correspondances entre l’Italie du Nord et le Sud-Est de la Gaule. Dans le cas d’Ennode, elle s’explique avant tout par l’origine et les liens familiaux du diacre de Milan. Toutefois, le maintien des relations entre l’aristocratie provençale et les élites latines favorables au pouvoir ostrogothique dépassait les enjeux personnels et présentait un intérêt direct pour le roi de Ravenne : nous pouvons supposer que la conservation de ces liens – dont témoigne la Correspondance pour les premières années du VIe s. – facilita l’occupation de la Provence par Théodoric à partir de 508. Mais l’absence de témoignage explicite ne permet pas d’étayer cette hypothèse. Les autres Correspondances, celles de Sidoine Apollinaire (470-487), de Rurice de Limoges (485-507) et d’Avit de Vienne (490-518), montrent en revanche que les épîtres apparaissaient comme le moyen le plus efficace pour entretenir les relations au sein même des élites gallo-romaines.

Les collections épistolaires de ces quatre évêques655 forment un ensemble de six-cent-vingt-neuf lettres qui se traduit par une continuité chronologique : Sidoine est contemporain de la chute de l’Empire d’Occident et les trois autres appartiennent à la génération suivante. La cohérence de ces collections tient aussi aux liens familiaux qui existent entre leurs auteurs ou leurs correspondants : ces évêques-épistoliers, issus de l’aristocratie gallo-romaine, sont en effet liés par le sang ou les alliances matrimoniales656. Leurs échanges épistolaires révèlent que la cohésion de l’aristocratie se traduit, à leurs yeux, par le maintien des solidarités au sein de quelques grandes familles (les Magni Felices, les Decii, les Symmachi, les Auiti, les Apollinarii…). Mais la dimension familiale de cette sociabilité ne doit pas faire oublier que la notion de « parenté » a une signification extensible. De manière générale, le vocabulaire de la parenté non génétique est très important dans ces épîtres. Au même titre que la paternité romaine, « son rôle dans la société se trouve facilité par le fait que [la parenté] est une donnée plus juridique et sociale que biologique657 ». Ce vocabulaire de la famille ne constitue pas des signes de parenté effective mais une sorte de « code » qui crée « un climat favorable – pour ne pas dire familial658 » et qui renforce les liens dans l’aristocratie659.

Si l’on compare les correspondances de Sidoine (on pourrait remonter à Symmaque et Ausone) avec les correspondances postérieures à 476, celles de Rurice, Avit et Ennode, nous constatons donc la continuité de la communication épistolaire au sein de l’aristocratie gallo-romaine. Expression privilégiée de la culture aristocratique, ces épîtres se croisent et s’entrecroisent. Elles dessinent une géographie épistolaire qui dépasse les frontières politiques, du royaume burgonde à l’Italie ostrogothique, et reconstitue tant bien que mal les stratégies d’alliance et les vieilles solidarités. Cette sociabilité épistolaire met en évidence des phénomènes essentiels de l’histoire sociale du début du VIe siècle.

Notes
655.

La Correspondance d’Ennode, comme nous l’avons rappelé au chapitre 1, est considérée comme antérieure à son accession à l’épiscopat de Pavie.

656.

Voir annexe « Notices prosopographiques », p. 442.

657.

M. Heinzelmann, « Pater Populi : langage familial et détention de pouvoir public », art. cit., p. 52.

658.

Ibid., p. 53.

659.

C. Settipani, « Ruricius Ier évêque de Limoges et ses relations familiales », p. 201.