c) La continuité de l’aristocratie consulaire

La famille d’Ennode, les Magni Felices, qui comptent dans son histoire, de grandes figures de l’aristocratie consulaire, illustre la volonté de conserver des positions dominantes. Très sensible au rayonnement de sa lignée, Ennode veille de près à la défense de ses intérêts : par exemple, dans l’epist. 2, 23, il prévient Faustus que l’héritage maternel de son neveu Lupicinus était convoité par des personnes parmi lesquelles se trouvait un certain Torisa. Ennode s’empresse donc d’en informer le questeur du palais et lui demande d’intervenir pour régler le problème : « Ils ne manquent pas de protection les orphelins qui ont eu la chance de dépendre de vous : ils ne sont pas privés de secours paternel ceux que vous entourez de vos soins. Je veux parler de Lupicinus, le fils de notre chère Euprepia. Son cas illustre parfaitement cette généralité préliminaire. (…) le comte Tancila qui vous vénère m’a fait savoir qu’il serait difficile d’obtenir de notre Seigneur le Roi qu’elle lui soit restituée. Car il affirme que toutes les maigres ressources de sa mère lui ont été disputées par Torisa ou par d’autres. Je n’avais pas d’autre aide à fournir à cet infortuné pupille sinon de porter la chose à votre connaissance et de m’acquitter du devoir d’un messager véridique. Il vous appartient, avec l’inspiration de Dieu, de prendre les dispositions qui puissent aider ce malheureux660 ». Attentif aux intérêts de ses proches, Ennode accorde aussi beaucoup d’importance à la restauration de sa lignée. Dans l’epist. 1, 5 à Faustus, il interprète l’accession de son fils Avienus au consulat comme la renaissance de leur famille commune. Avienus est présenté comme une sorte de Messie pour cette aristocratie déchue qu’Ennode décrit sur un ton de revanche : « Un tout jeune consul, restaurant les anciens faisceaux, s’est mis à briller et a rouvert les portes décrépites de nos dignités par sa ferme impulsion661 ». Cette épître ambitieuse, qui illustre la continuité des grandes familles impériales662, montre bien que les dignités romaines sont loin d’avoir perdu leur pouvoir symbolique à la fin de l’Antiquité. Le choix de célébrer « son cher » Avienus est chargé de sens : Avienus incarne en effet l’héritage du passé et l’intégration de cet héritage dans le présent. Il symbolise l’espoir d’une continuité de la grandeur romaine. C’est pourquoi Ennode développe l’image du puer-senex que l’on trouve déjà chez Symmaque : « Mon cher consul a franchi le seuil d’une enfance heureuse avec les honneurs d’un vieillard663 ».

Les liens familiaux entre Ennode et Avienus expliquent en grande partie cet enthousiasme664. Toutefois, les attentes du diacre de Milan ne se résument pas à la conservation de la société traditionnelle. Si certaines images, comme les « aigles665 », rappellent les symboles impériaux, c’est surtout parce qu’elles représentent la grandeur et la force : « ce n’est pas l’unique mais le premier consulat de mon cher Avienus. Il a pris la tête des troupes de sa souche qui s’apprêtent à porter les aigles et il a montré le chemin de la vertu pour le combat capital666 ». Le projet d’Ennode n’est pas de contribuer à restaurer le pouvoir impérial. Son engagement en faveur de l’autorité pontificale montre que son soutien va plutôt à l’affirmation du siège de Rome667. Pourtant, les échanges épistolaires d’Ennode illustrent une donnée fondamentale de l’histoire sociale et politique du début du VIe siècle : si l’Empire d’Occident n’existe plus, la sociabilité impériale, elle, fait mieux que résister. Les vieux réseaux d’amicitia demeurent un socle indispensable pour toute entreprise de pouvoir, y compris dans l’Église. Toutefois, la continuité des grandes familles de l’aristocratie impériale n’exclut pas l’ascension de nouvelles élites provinciales dont Ennode encourage l’essor.

Notes
660.

Ennod. epist. 2, 23, 1-3 : Sine dispendio tutelae orbantur, quos ad uos pertinere contigerit : non desunt illis paterna subsidia quos fouetis. Lupicinum Euprepiae nostrae filium loquor ; ad ipsum pertinet praefata generalitas. (…) sublimis uir uenerator uester comes Tancila (…) matris eius facultatulas a Torisa uel aliis adserit fuisse conpetitas. Aliud, quod infelicitati pupilli potuissem praestare, non habui, nisi ut uestram notitiam instruerem et ueri fungerer relatoris officio. Vestrum est inspirante deo circa miserum prouidere quod adiuuet.

661.

Epist 1, 5, 2 à Faustus : uetustorum reparator fascium nouellus consul inluxit et dignitatum nostrarum cariosas fores robustus reserauit inpulsor.

662.

M. Heinzelmann, « Prosopographie et recherche de continuité historique : l’exemple des Ve-VIIe siècles », MEFRM, 100, 1988, p. 227-39 ; C. Settipani, Nos ancêtres de l’Antiquité. Études des possibilités de liens généalogiques entre les familles de l’Antiquité et celles du haut Moyen-Âge européen, 1991.

663.

Epist. 1, 5, 7 à Faustus : limen felicis infantiae consul meus cum honore senis ingressus est.

664.

Voir chapitre 5, p. 156-158.

665.

Les aigles sont le symbole sacré des légions romaines et du pouvoir impérial (voir Tac. Ann. 2, 17, 2, éd. et trad. P. Wuilleumier, 1978, p. 87 (CUF) : interea, pulcherrimum augurium, octo aquilae petere siluas et intrare uisae imperatorem aduertere. Exclamat irent, sequerentur Romanas aues, propria legionum numina : « cependant – magnifique augure – huit aigles, qui se dirigeaient vers les forêts et y entraient, attirèrent les regards du général. Il crie aux soldats de marcher, de suivre ces oiseaux romains, divinités spécifiques des légions »). Ils incarnent ici la permanence de la romanité et l’impulsion irrésistible qu’a donnée le consulat d’Avienus à la restauration de leur famille.

666.

Ennod. epist. 1, 5, 3 à Faustus : Stirpis suae gestatura aquilas agmina praeuius antecessit et ad principalem militiam iter uirtutis ostendit.

667.

Voir chapitre 6, p. 185-192.