3. Une conception cicéronienne de l’amicitia ?

La sociabilité épistolaire qui se dégage de ses épîtres se caractérise par des pratiques et des ambitions pour le moins traditionnelles. Les cercles aristocratiques et les correspondances n’étaient-ils pas des données majeures de la vie sociale sous la République ? « L’amitié, telle que Cicéron la conçoit et telle que l’avaient mise en pratique les hommes d’Etat jusqu’aux Gracques, est inhérente à la société romaine, elle semble bien fondée sur cette pietas qui unit, théoriquement, les citoyens entre eux693 ». Cette réflexion de P. Grimal s’adapte aussi bien à l’amicitia cicéronnienne qu’à la « religion épistolaire » dont nous avons parlé. En effet, Ennode est convaincus que l’amicitia reste plus que jamais un ferment social et une condition de la concordia christianorum. C’est pourquoi la plupart des lettres se terminent de façon litanique par une mise en garde contre le silence, l’absence de relation, le dessèchement, comme l’écrit Ennode à Faustus : « Moi, si je suis privé des flots de votre entretien, je me meurs694 ». La haine d’Ennode contre les délateurs695 rejoint aussi ses efforts pour entretenir la concordia sociale car ces derniers menacent les liens d’amicitia et la pietas, les fondements de la sociabilité.

La continuité de la société romaine, par-delà les bouleversements politiques, ne se traduit donc pas seulement par le maintien de grandes familles dans des positions dominantes mais aussi par la permanence des modes de solidarités. Dans ce contexte, la Correspondance d’Ennode peut bien être considérée comme un petit traité pratique De amicitia destiné à circuler dans une société chrétienne. Mais les temps ont changé. L’identité des pratiques n’a pas empêché la société d’évoluer. Les efforts incessants d’Ennode pour entretenir les relations d’amitié et de parentèle ne s’inscrivent pas dans un attachement nostalgique à la société traditionnelle mais reflètent une conception originale des élites chrétiennes.

Notes
693.

P. Grimal, Cicéron, 1986, p. 385.

694.

Ennod. epist. 1, 3, 6 à Faustus : ego subductis alloquii uestri fluentis interimor.

695.

Voir epist. 1, 7, 2 à Faustus et epist. 1, 22, 2 à Opilion : « Longtemps, donc, assuré d’une confiance si grande – après celle de Dieu – je n’ai pas craint ce que promettait le venin des calomniateurs » ; voir Y. Rivière, Les délateurs sous l’Empire romain, 2002, p. 95.