4. Le renouvellement du concept de nobilitas chrétienne

a) Fonction sociale de la « latinité »

Les bouleversements politiques de la fin du Ve siècle ont remis en cause les fondements et la représentation de la noblesse. Dès 478, Sidoine Apollinaire insistait sur la nécessité d’entretenir une excellence culturelle qu’il considérait comme un critère discriminant : faisant l’éloge du grammaticus Iohannes, il présentait la culture des lettres comme un moyen de se distinguer des « barbares » : « Maintenant en effet qu’ont été abolis les degrés des dignités grâce auxquelles on avait l’habitude de distinguer les grands des humbles, le seul signe de noblesse sera désormais la connaissance des lettres696 ». Ennode était également conscient de la fonction sociale de l’excellence culturelle. C’est pourquoi il insiste si souvent sur la nécessité de l’enseignement et de l’effort qui valorisent la naissance. Il l’écrit explicitement à Jean dans l’épître placée en tête de sa Correspondance : « Tu vois quel immense mérite une conversation polie à la perfection ajoute aux vertus d’un homme bien né. Ce que le rayonnement du sang a donné, le travail d’un maître l’a dépassé697 ». Dans l’éloge d’Avienus, il précise encore que la noblesse de sa naissance a cédé le pas aux vertus de son éducation : « Je rends grâce à un effort qui nous comblera d’un profit commun, par lequel, avec l’aide de Dieu, l’éclat d’une bonne naissance, jusqu’à présent offusqué, a resplendi, par lequel un sang éclatant a retrouvé sa lumière (…) À cela s’ajoute que, ayant reçu au début de la vie les meilleurs enseignements, il a manifestement mérité ce qu’il a obtenu698 ».

Pour Sidoine comme pour Ennode, l’excellence culturelle se confond avec la « latinité » : l’analyse du style des épîtres révèle l’absence totale – à l’exception des noms propres – de termes empruntés à la langue « barbare » et une latinisation systématique des mots grecs699. Sidoine exprimait la même préoccupation lorsqu’il félicitait, vers 470, son jeune ami Hespérius pour la pureté de sa langue : « la multitude des négligents a crû dans de telles proportions que, si une très modeste minorité de locuteurs comme vous ne délivre pas de la rouille des barbarismes de la rue la langue pure de la véritable latinité, nous aurons à pleurer sous peu son effacement et sa disparition : oui, toute la pourpre du langage noble, victime de l’indifférence générale, perdra ses couleurs700 ». Le lien entre latinité et position sociale est mis en valeur par Sidoine : la pureté de la langue latine est exprimée par la couleur pourpre d’une « noblesse » qui s’oppose à l’incurie du « peuple » (nobilium sermonum purpurae / incuriam uulgi). Dans une lettre à Faustus, Ennode développe lui aussi une métaphore sociale de l’éloquence latine : il présente le texte d’un discours d’Avienus qu’il a pu conserver comme un titre de noblesse, un ostrum nobilitatis 701. Or l’ostrum est, sous l’Empire, une étoffe de pourpre qui marque la noblesse. Ici, le morceau de pourpre, le signe de la noblesse, c’est le texte, ce morceau de bravoure oratoire qui prouve que la noblesse romaine a conservé sa supériorité culturelle. Autrement dit, la scedula est un titre de noblesse à elle seule. C’est le texte désormais, y compris dans sa matérialité, qui tisse le lien social et qui donne corps à l’aristocratie.

Fruit d’une période de transition, la Correspondance d’Ennode délivre une réflexion sur la continuité de la culture latine et de sa fonction sociale au début du VIe siècle. L’excellence culturelle apparaît pour les anciennes élites impériales comme un moyen de conserver une position dominante dans l’administration royale, en particulier à Ravenne. De célèbres contemporains d’Ennode avaient également compris la nécessité d’entretenir l’héritage de la latinité et de mettre leurs compétences culturelles au service du nouveau pouvoir. Boèce et Cassiodore ont été tour à tour « ministres » de Théodoric. Les correspondants d’Ennode, nous venons de le voir, (Faustus, Constantius, Liberius, Eugenes, Agapitus, Albinus, Senarius, Jean, etc.) occupaient eux aussi des fonctions de premier plan à la cour. En reconnaissant explicitement l’efficacité sociale de la culture, Ennode révèle un véritable pouvoir de l’écrit, indispensable à la conservation et au rayonnement futurs de la romanité : « Vous croîtrez, Provinces, par la culture des lettres702 ». Cet essor culturel suppose d’entretenir l’excellence de la culture et de la langue latines. Plus qu’une stratégie de pouvoir, la latinité apparaît comme le fondement d’une identité, le dénominateur commun de la « noblesse » chrétienne qui reste, aux yeux d’Ennode, une aristocratie latine703.

Notes
696.

Sidon. epist. 8, 2, 2 à Iohannes, III, p. 84 : nam iam remotis gradibus dignitatum per quas solebat ultimo a quoque summus quisque discerni, solum erit posthac nobilitatis indicium litteras nosse.

697.

Ennod. epist. 1, 1, 5 à Jean : uides quantum ad unguem polita conuersatio pretiis bene nascentis adjungat ! quod iubar sanguinis praestitit, superauit industria castigantis.

698.

Epist. 1, 5, 6-9 à Faustus : Ago gratias intentioni in commune augmentum profuturae, per quam cum Dei benificio natalium bonorum claritas hactenus interclusa resplenduit, per quam diem suum lucidus sanguis agnouit. (…) Additur quod in principio uitae disciplinis optimis institutus uidetur meruisse quod adeptus est, nec dignatur totum in se felicitati tribui, in quo possunt etiam dari plura uirtuti.

699.

Dans les livres I et II, nous n’avons relevé qu’un seul véritable néologisme, perlatrix, le féminin de perlator (le porteur), terme par ailleurs très fréquent dans la latinité tardive. Nous n’avons repéré, en revanche, aucun terme emprunté aux langues « barbares » à l’exception de quelques noms propres (Erduic, Torisa, Tancilla) qui auraient pu être plus nombreux si l’on considère les rapports d’Ennode avec la cour de Ravenne.

700.

Sidon. epist. 2, 10, 1 à Hesperius, II, p. 68 : Illud appone, quod tantum increbruit multitudo desidiosorum ut, nisi uel paucissimi quique meram linguae Latiaris proprietatem de triualium barbarismorum robigine uindicaueritis, eam breui abolitam defleamus interemptamque : sic omnes nobilium sermonum purpurae per incuriam uulgi decolorabuntur. Si cette considération concerne moins « le latin littéraire d’apparat » que la pratique de « la langue parlée », il nous semble difficile de distinguer radicalement ces deux modes d’expression, comme le fait M. Banniard, tant il est vrai que l’évolution de la langue parlée influence nécessairement les pratiques de l’écrit, ne serait-ce que par l’évolution sémantique de certains mots (voir M. Banniard, « La rouille et la lime : Sidoine Apollinaire et la langue classique en Gaule au Ve siècle », 1992, p. 415).

701.

Epist. 2, 11, 3 à Faustus : quandam scedulam quae ipsi remanere potuit ostrum mihi nobilitatis ingessit.

702.

Epist. 1, 6, 2 à Faustus : crescetis, prouinciae, cultura sermonum.

703.

Voir J.-P. Callu, « Être Romain après l’Empire », Identità e Valori, Fattori di Aggregazione e Fattori di Crisi nell’Esperienza Publica Antica, 2001, p. 284.