b) Une définition culturelle et morale

La notion d’excellence qui se dégage des épîtres ne repose pas seulement sur un critère culturel. Le second critère qui définit la « noblesse » est l’excellence morale. Les deux épîtres critiques qu’Ennode adresse à Astyrius, son cousin qui s’est retiré dans les Alpes, sont très révélatrices. Si Astyrius remplit le premier critère (senator et doctus 704) il doit absolument se plier au second s’il veut toujours être considéré comme « noble ». Car son comportement – honteux aux yeux d’Ennode – l’exclut de la sociabilité épistolaire et, partant, des élites : « À vous revient, après cela, si vous choisissez de recevoir de fréquentes lettres de moi, de [me] rendre grâces pour cette admonition. Quant à moi, hors cela, après t’avoir fait l’honneur de mes salutations, je n’ai pu trouver d’autres choses à écrire à ceux qui vivent dans cette souillure charnelle705 que toi, tu chéris706 ».

L’exigence morale comme critère de noblesse est un sujet récurrent dans la littérature patristique707, en particulier chez les maîtres provençaux708 qui exercèrent une influence notable sur Ennode709. Mais ici, l’excellence morale n’est jamais conçue indépendamment de l’excellence culturelle. La pureté des mœurs et la pureté du style sont étroitement liées dans l’esprit d’Ennode comme elles l’étaient déjà dans la tradition profane du uir bonus dicendi peritus 710. Dans la littérature patristique, Sidoine Apollinaire rappelle lui aussi qu’il n’y a qu’un pas entre le barbarisme stylistique et le « barbarisme moral711 ». L’un des objectif d’Ennode est précisément de faire prendre conscience aux correspondants que la notion d’« élite chrétienne » suppose l’excellence morale et culturelle, autrement dit que l’avènement de la « lumière romaine » exige à la fois l’éclat de la latinité et la perfection chrétienne. Si ces critères ne sont pas nouveaux, ils acquièrent une urgence et une signification supplémentaires après 476 dans le royaume gothique où se posent la question de la survie de la romanité et celle de l’avenir d’une « noblesse » latine.

Mais comment interpréter le sentiment d’urgence qui se dégage de ces épîtres et en particulier des livres I et II ? Ennode cherche-t-il seulement à entretenir des solidarités familiales et une structure sociale sans lesquelles aucune stratégie de pouvoir n’est possible ? Exprime-t-il une conception figée de l’identité romaine que refléterait la préciosité d’une langue que seuls quelques lettrés étaient capables de comprendre ? Nous voudrions montrer que la « religion épistolaire » d’Ennode traduit les mutations – profondes et parfois contradictoires – de la romanité qui repose, aux yeux d’Ennode, sur l’évolution de la société chrétienne et sur l’affirmation de l’autorité épiscopale dont témoigne, dans les livres I et II, son engagement multiforme au service des évêques.

Notes
704.

Ennod. epist. 1, 24, 1 à Astyrius.

705.

Le terme illuuies est souvent employé dans la patristique pour désigner la « tâche », le « péché » (voir Prud. apoth. 924-925 : inde secunda redit generatio et inde lauatur / naturae inluuies, « d’où la regénération qui lave la tâche originelle », trad. M. Lavarenne). L’expression illuuies carnis désignerait-elle ici « le péché de la chair » ? En tout cas, elle souligne l’immoralité d’Astyrius.

706.

Ennod. epist. 1, 24, 3 à Astyrius : Vestrum est post haec, si eligitis litteras meas frequenter accipere, de admonitione gratulari. Ego autem praeter ista cum honore salutati quae scribere possim in illa carnis quam tu diligis illuuie uiuentibus non inueni.

707.

Voir Salzman, p. 213-219.

708.

Les maîtres provençaux sont des figures de l’aristocratie gallo-romaine mais aussi des relais de l’ascétisme dans la société (Voir Hil. Arel. vita Honorat. 4, 1 ; Val. Cem. hom. 20, 3). Les évêques du sud-est de la Gaule qui sont passés par Lérins nourrissent en effet leur pastorale de l’idéal de vie monastique et proposent à l’ensemble du peuple chrétien un idéal d’ascèse dont témoignent plusieurs dispositions (voir par exemple Concile de Vaison II (529), can. 1). La volonté de diffuser un idéal d’ascèse dans la Cité chrétienne à travers l’enseignement de la prière ne passait pas inaperçue aux yeux de leurs contemporains puisque Sidoine Apollinaire célèbre l’exemple de Loup de Troyes, « premier de tous les pontifes du monde » (Sidon. epist. 6, 1, 3 à Loup, III, p. 9 : primus omnium toto (…) orbe pontificum) et de Faustus de Riez, tous deux anciens moines de Lérins, qui ont introduit dans la ville les prières des îles : « vous connaissez par expérience les prières de îles, que vous avez rapportées des écoles de la congrégation érémitique et de l’assemblée des moines de Lérins pour les introduire aussi dans la ville où vous dirigez la vie de l’Église sans que l’évêque ait rien perdu en vous de l’abbé » (Id., epist. 9, 3, 3-4 à Faustus, III, p. 135 : (…) precum peritus insulanarum, quas de palaestra congregationis eremitidis, et de senatu Lirinensium cellulanorum, in urbem quoque cuius Ecclesiae sacra superinspicis, transtulisti, nil ab abbate mutatus per sacerdotem).

709.

Voir chapitre 6, p. 182-185. Originaire du sud-est de la Gaule, Ennode avait eu des contacts avec Lérins et qui célèbre à maintes reprises, dans son œuvre, le célèbre monastère dans son œuvre (voir opusc. 4 ; epist. 2, 19 ; 7, 14 ; etc.). À l’influence probable des maîtres provençaux s’ajoutent naturellement les célèbres épîtres ascétiques de Jérôme, de Paulin de Nole, d’Augustin, etc.

710.

Quintilien rappelle la célèbre définition proposée par Caton : l’orateur idéal est « un homme de bien habile à parler » (voir Quint. inst. 12, 1, 1, éd. et trad. J. Cousin, 1980, p. 66 (CUF) : uir bonus dicendi peritus, « un homme de bien habile à parler »).

711.

Sidon. epist. 9, 3, 3 à Faustus, III, p. 135 : barbarismus morum.