b) Un médiateur dans des affaires judiciaires

Ces activités de représentation conduisent Ennode à défendre les intérêts de son évêque Laurent de Milan dans des affaires publiques. Ces épîtres sont adressées à Faustus, questeur du palais à Ravenne718 : par exemple, l’epist. 1, 26 demande à Faustus d’intervenir dans la succession de l’avocat du fisc Mauricellus. L’évêque souhaiterait que Faustus remplît lui-même cette charge afin d’éviter les luttes de faction et de faire oublier Mauricellus dont toute la Ligurie garde un terrible souvenir : « C’est sur les ordres de Monseigneur, votre Père, que je m’acquitte du devoir du présent message. Veillant à la sécurité de tous, son esprit sacrifie sa tranquillité à l’intention suivante : il est préoccupé de voir que la mort de Mauricellus n’a pas encore mis un terme aux malheurs des Ligures. En effet, notre province fait face à des périls renaissants comme si celui que j’ai nommé n’était pas enfermé dans la tombe. Certains, s’efforçant d’obtenir par l’intermédiaire d’individus malhonnêtes la charge d’avocat du fisc, montrent, avant le succès de leurs vœux, ce qu’ils se préparent à faire dans cette charge. Quant à moi, je n’ai pas caché la réflexion de votre Éminence sur l’intérêt public, en donnant l’assurance que, avec le soutien de Dieu, vous ne confiez à personne la charge dont j’ai parlé. Mais l’anxiété des provinciaux pense que tout ce qu’elle redoute peut se réaliser. C’est de Monseigneur l’Évêque que j’ai reçu la mission de cette supplique, celle de m’adresser à votre conscience par l’hommage d’une lettre pour éviter que la fourberie de tel ou tel ne conduise à l’accomplissement de pareille chose719 ».

Ennode exprime ici la volonté de l’évêque qu’il évoque à deux reprises. Sa requête traduit l’intervention directe d’un évêque dans la haute administration publique et son désir de placer des hommes de confiance à des postes stratégiques. En cherchant à étendre le domaine d’influence de l’évêque dans l’administration publique, cette épître montre donc l’évolution des rapports entre l’Église et l’État. Avec cet exemple, on est loin de « la doctrine de non-immixtion » qui, au milieu du IVe siècle, délimitait nettement les domaines respectifs du prince et des évêques suivant le principe du Reddite Caesari 720.

Ennode, nous l’avons vu, demandait également l’intervention de Faustus dans des affaires privées, pour lui-même ou pour ses proches. Mais certaines de ces affaires privées mettent en cause directement les intérêts et l’autorité de l’Église. Ainsi, dans l’epist. 1, 7, Ennode se plaint-il d’être accusé d’avoir volé deux esclaves maltraités qui avaient demandé protection : « Il y a quelque temps, deux jeunes esclaves qui affirmaient que l’homme en question usait de violence à leur égard se sont placés sous la protection de l’Église par citation publique. Je me souviens d’avoir employé mes prières à faire respecter les volontés de leur défunt maître à leur égard. L’homme a promis, avec des paroles trompeuses et mielleuses, qu’il entendrait mes prières. En la présence du saint Évêque votre père qui offrait son aide aux mêmes personnes, je les ai exhortées, sous les regards de la cité, à revenir à l’obéissance à laquelle elles avaient été assignées. Ce qui est arrivé par la suite, je l’ai ignoré, sauf une fois que j’ai reçu à tort le nom de voleur721 ».

Ennode ne défend pas seulement sa personne dans cette épître mais aussi l’autonomie de la juridiction ecclésiastique. En effet, quelques années plus tard, le premier concile d’Orléans (511) a légiféré sur le sort des esclaves qui se réfugiaient dans une église par crainte de mauvais traitements : « Que l’esclave qui s’est réfugié à l’église pour quelque faute, s’il reçoit de son maître le serment au sujet de cette faute, soit tenu de revenir au service du maître (premier canon : avoir juré sur les Évangiles qu’ils n’auront pas de châtiments à redouter). Mais si, une fois qu’il a été remis en vertu du serment donné par le maître, il vient à être prouvé qu’il a subi une peine pour cette faute qui est pardonnée, que le maître soit, en raison de ce mépris de l’Église et de cette violation de la foi, tenu pour étranger à la communion et à la table commune des catholiques722 ». L’épître d’Ennode, antérieure à 511, montre que le concile d’Orléans entérina une pratique solidement établie ou reprit une disposition du droit civil. Dès le IVe siècle, Constantin avait donné à l’Église le privilège de donner assistance aux esclaves et même de les affranchir : la manumissio in ecclesia avait d’ailleurs marqué une étape importante dans la christianisation du droit723. Le texte impérial imposait au maître de déclarer publiquement son intention d’affranchir son esclave devant la communauté réunie et en présence de l’évêque. C’est ce que l’on appelle l’episcopalis audientia 724. L’épître d’Ennode ne témoigne donc pas uniquement d’une affaire particulière : elle est une défense plus générale de l’audientia episcopalis et de l’autonomie de la juridiction ecclésiastique par rapport à la juridiction royale.

S’inscrivant dans la défense des intérêts ecclésiastiques, de telles épîtres nous renseignent aussi sur la fonction du questeur du Palais, haut représentant de la justice royale725. Porte-parole du roi, il écrit ses textes de lois et reçoit les suppliques qu’on lui adresse, les preces 726. Le puissant parent d’Ennode, Faustus, constituait donc un soutien de première importance pour l’évêque de Milan : ses demandes d’intervention727 devaient aboutir favorablement puisqu’Ennode célèbre la fonction de questeur dans ses hymnes : Vox iusti quaestor, legum substantia728. Mais comment interpréter la médiation d’Ennode ? A-t-il été choisi par un évêque qui voulait profiter de sa relation privilégiée avec le questeur de Ravenne ou l’évêque a-t-il seulement bénéficié des relations familiales d’un de ses collaborateurs ? Nous croyons que ces exemples traduisent l’empiétement croissant de l’Église sur les compétences civiles mais aussi les relations privilégiées entre un clerc et son puissant parent, dont devait profiter au maximum l’évêque de Milan. Si la proximité d’Ennode et de Faustus a probablement influencé la carrière d’Ennode dans l’Église, les autorités ecclésiastiques devaient apprécier les compétences littéraires, oratoires et juridiques d’Ennode comme en témoignent ses activités de secrétaire.

Notes
718.

 Delmaire, p. 57-63 : « le questeur du palais », p. 119-147 : « les comtes financiers ».

719.

 Ennod. epist. 1, 26, 2-3 : Domini mei, patris uestri iussionibus inpendo praesentis scriptionis officium, cuius animus dum omnium securitati prouidet, suam quietem sub hac intentione contempnit, qui dum mala Ligurum post Mauricelli obitum nondum uidet occidisse, confunditur. Recidiuis enim prouincia nostra, quasi praefatum sepulchra non teneant, laborat insidiis. Aduocationem fisci dum aliqui per iniquos homines nituntur obtinere, ante uotorum copiam quid in ea meditentur ostendunt. Ego quidem deliberationem magnitudinis uestrae de bono publico non celaui, adserens uos praefatam dignitatem nulli uobiscum Deo adnitente conmittere. Sed anxietas prouincialium totum credit posse euenire quod metuit. Hanc a domno meo episcopo allegationis suscepi prouinciam, ut conscientiam uestram obsequio paginae conuenirem, ne cuius subreptio ad huius rei perducatur effectum.

720.

 J. Gaudemet, La formation du droit séculier et du droit de l’Église aux IV e et V e siècles, 1957, p. 197-200.

721.

 Ennod. epist. 1, 7, 4-5 : Ante aliquid temporis pueri duo, qui sibi a praefato adserebant inferri uiolentiam, ad opem se ecclesiae sub interpellatione publica contulerunt. Preces adhibuisse me memini, ut circa eos quod defunctus uoluit seruaretur. Auditurum se deceptiosis et blandis promisit inlecebris. Vt ad obsequium reuerterentur, ad quod deputati fuerant, sancto episcopo patre uestro praesente, qui eisdem praebebat auxilium, sub notitia ciuitatis hortatus sum. Quid postea euenerit ignoraui, nisi postquam male retentatoris nomen accepi.

722.

Concile d’Orléans de 511, « troisième canon », ed. C. de Clercq, trad. J. Gaudemet et B. Basdevant, 1989, p. 75 (SC 353).

723.

Voir Cod. Theod. 4, 7, 1 : de manumissionibus in ecclesia ; Cod. Iust. 1, 13, 1-2.

724.

Voir epist.1, 7, 4 : sancto episcopo patre uestro praesente et 1, 7, 6 : sine alicuius audientiae libra. Toutefois, les exemples de manumissio in ecclesia sont assez rares dans la littérature tardive : Aug. serm. 21, 6-7 ; 356, 7 et Ennod. opusc. 8 (le petitorium quo absolutus est Gerontius puer Agapiti, écrit par Ennode sous le nom d’Agapitus, évoque l’affranchissement d’un esclave, Gerontius, conduit par son maître devant un évêque).

725.

Epist. 1, 7, 3 à Faustus : regiam defensionem.

726.

Epist. 1, 7, 4 à Faustus : preces adhibuisse me memini.

727.

Epist. 1, 7 à Faustus ; epist. 1, 26 à Faustus ; epist. 2, 23 à Faustus.

728.

Carm. 1, 2, 5.