1. Dans la controverse « semi-pélagienne »

L’évocation de la querelle « semi-pélagienne734 » est limitée à l’epist. 2, 19 et résulte d’une commande. Constantius, uir illustris à la cour de Ravenne qui soutenait des disputes théologiques, avait vraisemblablement « consulté » Ennode. En réponse, celui-ci fournit à son destinataire des arguments ainsi que des testimonia bibliques et patristiques. L’epist. 2, 19 apparaît ainsi comme un petit traité sur la grâce et le libre arbitre qui contient de violentes charges contre des « combats qui naissent d’une inspiration diabolique735 » ou encore des « propositions schismatiques736 ». L’argumentation d’Ennode est très influencée par la doctrine des maîtres provençaux qui s’étaient opposés aux derniers développements de la doctrine augustinienne de la grâce. On y retrouve en effet en particulier les thèses développées par Jean Cassien dans le livre XIII des Collationes et défendues par Faustus de Riez dans le De Gratia. Le livre I de ce dernier semble même avoir été la source principale de l’epist. 2, 19 qui réfute les thèses d’un adversaire diabolique et emprunte au traité de Faustus plusieurs arguments et références scripturaires :

L’origine provençale et plus précisément lérinienne du « semi-pélagianisme » explique probablement son influence sur Ennode, né à Arles et auteur d’une Vie de saint Antoine, moine de Lérins (opusc. 4). L’origine augustinienne des thèses réfutées transparaît discrètement dans l’épître : « Je crois qu’il a traversé, comme on dit, à la façon de l’aspic, les oreilles bouchées », écrit Ennode à propos de l’interlocuteur de Constantius. « Je vois où se répandent les poisons de la peste libyenne. Le serpent des sables n’a pas seulement en lui l’action pernicieuse qu’il manifeste : celle qu’il révèle doit permettre d’évaluer les méfaits qu’il cache737 ». L’expression « peste libyenne » évoque une doctrine d’origine africaine qui fait référence à l’augustinisme : Ennode emploie ailleurs l’adjectif libycus pour désigner Augustin738 mais il vise moins ici la théologie de l’évêque d’Hippone739 qu’une interprétation radicale de celle-ci. Certains défendirent en effet, au cours du Ve s., des positions extrêmes sur la prédestination des saints. Un prêtre nommé Lucidus, du diocèse de Fauste de Riez, avait ainsi déclenché la colère de son évêque qui le mit en demeure de souscrire cinq anathématismes que Fauste lui dicta par lettre740. Ce texte fut la base d’un concile réuni par Léontius d’Arles, vers 470, qui condamnait vigoureusement ceux qui soutenaient l’impossibilité pour l’homme de tendre vers le bien à cause du péché originel. À la suite de Fauste, les évêques du sud-est de la Gaule défendirent la collaboration de la grâce divine et de la volonté humaine. L’epist. 2, 19 d’Ennode semble influencée par ce contexte polémique puisqu’elle reproduit l’argumentation des évêques contre un adversaire qui proclame une doctrine voisine du prédestinatianisme de Lucidus. Le mimétisme va parfois plus loin : Ennode, tout comme Fauste et les évêques provençaux, ne cite jamais le nom d’Augustin.

Il est difficile d’évaluer, à partir du seul témoignage de l’epist. 2, 19 à Constantius, l’implication d’Ennode dans la controverse « semi-pélagienne ». Bien qu’elle soit circonstancielle, il ne faut pas minimiser trop vite ces querelles où apparaissent d’autres correspondants d’Ennode, comme le préfet du prétoire Liberius741. Toutefois, cette implication ne saurait être comparée avec l’engagement du diacre de Milan dans le règlement du schisme laurentien qui est un thème majeur des livres I et II.

Notes
734.

Critiquée durant près d’un siècle par les défenseurs de l’augustinisme (Prosper d’Aquitaine, Fulgence de Ruspe), la théologie provençale – que l’on appelle à tort depuis le XVIe siècle le « semi-pélagianisme » – ne constitue pas un corps de doctrine à part mais manifeste le refus d’une interprétation fataliste de l’augustinisme et en particulier de la prédestination des élus.

735.

Ennod. epist. 2,19,1 à Constantius : aliqua per diabolicam inspirationem nasci certamina.

736.

Epist. 2, 19, 7 à Constantius : schismaticam propositionem.

737.

 Epist. 2, 19, 16 à Constantius : Credo more aspidis clausa, ut aiunt, aure transiuit. Video quo se toxica Libycae pestis extendant. Arenosus coluber non haec sola habet perniciosa quae reserat : ad aestimationem occultorum facinorum ferenda sunt, quae fatetur.

738.

 Epist. 1, 4, 6 à Faustus : doctorem Libycum.

739.

 Les deux longues épîtres écrites par Augustin pour répondre aux moines provençaux (le De dono perseuerantiae et le De praedestinatione sanctorum) marquaient déjà une radicalisation de la théologie de la grâce : voir Aux moines d’Adrumète et de Provence, éd. et trad. J. Ch É n É et J. Pintard, 1962 (BA 24).

740.

 Faust. Rei. epist. 1 et 2 au prêtre Lucidus, éd. A. Engelbrecht, 1891, p. 161-168 (CSEL 21).

741.

Les Actes du concile d’Orange de 529, qui mit un terme à la controverse en adoptant un « augustinisme modéré », furent officiellement souscrits par plusieurs évêques et laïcs parmi lesquels se trouve le patricius Liberius, destinataire de six épîtres d’Ennode (epist. 2, 26 ; 5, 1 ; 6, 12 ; 8, 22 ; 9, 23 et 9, 29) : Petrus Marcellinus Felix Liberius uir clarissimus et inlustris praefectus praetorii Galliarum atque patricius consentiens subscripsi : voir « Orange II, 529 », éd. C. de Clercq, 1989, p. 174 (SC 353). Mais en l’absence d’autres éléments, il est difficile d’interpréter l’implication de Liberius dans les querelles sur la grâce : en effet, la souscription s’explique avant tout par sa fonction de préfet du prétoire.