2. Vers le règlement du schisme laurentien

Rappelons d’abord les étapes de cet engagement. À la mort de son prédécesseur Anastase, en 498, la légitimité du pouvoir pontifical fut disputée par l’élection de deux papes rivaux, Symmaque et Laurent, l’archiprêtre de Sainte-Praxède qui bénéficiait du soutien de la majorité de l’aristocratie sénatoriale. Au cours de ce schisme parfois violent742 qui dura plusieurs années, Symmaque fut accusé de mener une existence immorale, de dilapider le patrimoine ecclésiastique et de ne pas respecter le comput alexandrin à propos de la date de Pâques. Alors que l’aristocratie sénatoriale et plusieurs églises provinciales soutenaient ouvertement Laurent, Ennode et le principal destinataire de ses lettres, Faustus, apparurent comme les principaux défenseurs de Symmaque. Le diacre de Milan lui apporta une aide matérielle considérable en se portant caution743 des sommes prêtées au pape par son évêque et en mettant son équipage744 à la disposition du pape pour lui permettre de se rendre à Ravenne et plaider sa cause devant Théodoric. Mais la principale contribution d’Ennode fut le discours qu’il écrivit contre les schismatiques, le Libellus aduersus eos qui contra Synodum scribere praesumpserunt 745, plus connu sous le titre Libellus pro Synodo : nous savons en effet que, à la suite du concile de novembre 502 qui avait définitivement levé les accusations qui pesaient sur Symmaque, les partisans de Laurent avaient répandu un pamphlet qui dénonçait cette décision. Or, c’est Ennode qui fut chargé de répondre à ces nouvelles attaques par le Libellus pro Synodo. Sa contribution fut suffisamment efficace pour qu’il se permette, quelque temps plus tard, de réclamer la reconnaissance du pape : « C’est le propre d’un bon général d’animer le courage du soldat qui a fait ses preuves au combat […]. Le seul moyen d’accroître l’ardeur des combattants, c’est de ne pas laisser les belles actions tomber dans l’oubli. Plaise à la divinité, touchée par vos prières, de mettre fin aux combats du démon ! Qu’elle daigne manifester mon dévouement dans la paix et que si l’adversité a mis en évidence mon zèle à vous défendre, le règne de la concorde me signale comme votre plus humble serviteur746 ».

Attestée historiquement, l’implication d’Ennode dans les luttes de Symmaque n’est jamais mentionnée explicitement dans la Correspondance. Ce constat n’est pas très étonnant : en effet, par prudence et par fidélité aux habitudes du genre épistolaire, Ennode laissait sans doute au porteur le soin d’exposer les causes précises de ses correspondances. Il faut donc chercher des indices discrets ou des allusions sibyllines susceptibles d’être développées par le porteur. Il apparaît d’abord que le questeur de Ravenne, Faustus Niger, le principal correspondant, est la principale figure de l’aristocratie consulaire à défendre le pape Symmaque747. C’est peut-être pour cette raison qu’Ennode décrit leur parenté en filant la métaphore des « jumeaux »748. Ensuite, nous pouvons repérer des allusions à un « mal sous lequel Rome succombe749 ». Une lettre à Faustus rend grâce à Dieu d’avoir écrasé « la nuque gonflée d’orgueil des ennemis750 ». En outre, les épîtres contemporaines du schisme évoquent souvent les « malheurs de ces temps751 » et des « catastrophes causées par des ennemis752 » qui ne sont pas nommés. Les allusions prennent parfois des tours métaphoriques : dans l’epist. 1, 14 à Faustus, Ennode raconte la terrible maladie de son évêque, Laurent de Milan, l’un des principaux soutiens de Symmaque. Mais cette maladie en voie de guérison représente les menaces que les schismatiques ont fait peser sur la stabilité de l’Église, comme le confirme l’évocation inattendue de la Paix, divinité errante et vagabonde, quittant l’enceinte de la ville : « la santé du saint évêque, votre Père, presque arrivée à un point critique, m’a absorbé et, bien que l’Église entière se lamentât sur sa maladie, je fus pourtant accablé d’une tristesse toute particulière, moi qui dois davantage à son amour. J’ai vu la paix de la cité quitter l’enceinte de notre ville sous la pression de la discorde et échapper à nos yeux comme une divinité hésitante et vagabonde. Mais qu’une brève narration suffise à de tristes événements ! Désormais, la santé – autant à souhaiter qu’à chérir – du saint Père aspire à un heureux rétablissement753 ». Cette lettre illustre la fonction dynamique des métaphores ennodiennes qui, nous le verrons dans le dernier chapitre, ne se réduisent pas à des « joailleries » figées mais expriment souvent le sens profond de l’épître.

L’évocation du schisme ne se réduit pas à des allusions sibyllines ou à des métaphores. Certains lettres contiennent des éléments précis sur les acteurs du conflit, comme l’epist. 4, 1 au pape Symmaque, rédigée après le règlement du schisme. Nous savons en effet que l’évêque d’Aquilée Marcellianus est resté farouchement hostile à Symmaque au point qu’on a pu voir en lui l’auteur probable du Libelle écrit contre le pape754. Or, l’epist. 4, 1 informe le pape qu’une légation a été envoyée par un évêque qualifié de « frère du pape » pour persuader l’évêque d’Aquilée de se rallier aux décisions du concile de 502 qui avaient levé les accusations portées contre Symmaque755.

Tous ces exemples montrent que la Correspondance contient des témoignages discrets mais directs sur le schisme laurentien. Il faut cependant se garder de surinterpréter ces lettres. On a pu prétendre que la Correspondance d’Ennode permettait de reconstituer la liste des partisans de Symmaque756. Si l’absence ou l’abondance de relations épistolaires peuvent avoir une signification politique757, il est toutefois impossible d’affirmer que les correspondants d’Ennode appartiennent tous à la partie de l’aristocratie favorable à Symmaque : le cas de l’évêque d’Aquilée Marcellianus qui est resté hostile à Symmaque et qui reçut deux lettres d’Ennode758 prouve que tous ses correspondants ne partageaient pas forcément ses idées. Il n’en reste pas moins que ces épîtres nous plongent au cœur du schisme laurentien en remplissant des fonctions précises dans la défense de Symmaque.

Notes
742.

Si l’on en croit le Liber pontificalis les partisans de Symmaque étaient l’objet de violence en plein cœur de Rome : voir Lib. pontif. 53. 5, p. 260-261 : « il y eut des meurtres et des homicides dans le clergé à cause de la jalousie. Ceux qui se proclamaient avec raison pour le bienheureux Symmaque étaient tués publiquement par le glaive s’ils étaient trouvé dans l’enceinte de la Ville » (et caedes et homicidia in clero ex inuidia. Qui uero communicabant beato Symmacho iuste, publice qui inuenti fuissent intra Vrbem gladio occidebantur).

743.

Voir chapitre 2 notes 28, 29 et 30.

744.

Ennod. epist. 5, 13, 2 à Hormisdas.

745.

Opusc. 2.

746.

Epist. 4, 1, 1-2 à Symmaque : boni imperatoris est probatam in acie militis animare uirtutem […] Sola uia est quia ad praeliandum crescat intentio, quotiens bene gesta non delet obliuio. Vtinam diuinitas uestris mota precibus diabolicum certamen interimat ! Vtinam deuotionem meam in pace manifestet ! Vt cuius studium resignauit aduersitas, illius concordia commendet obsequium.

747.

Le Liber pontificalis révèle en effet que Faustus était le « seul » représentant de l’aristocratie consulaire à se ranger du côté de Symmaque. Lib. pontif. 53. 5, p. 261 : solus autem Faustus ex consulibus pro ecclesia pugnabat. Voir Paul Diacre, Historia Romana, 16, 2, éd. H. Droysen, 1978 [1ère édition 1879], p. 127 (MGH ssrg 49) : Festus senatorum nobilissimus et exconsul et alius exconsul Probinus Laurentii partibus fauentes aduersus Faustum exconsulem ceterosque qui Symmacho adhaerebant, pontifici bellum infer[ebant].

748.

Ennod. epist. 2, 24, 2 à Faustus.

749.

Epist. 1, 3, 8 à Faustus : malum, cui Roma subcumbit.

750.

Epist. 2, 24, 2-3 à Faustus : tumida inimicorum ceruix.

751.

Epist. 2, 18, 3 à Jean : temporum mala.

752.

Epist. 2, 10, 4 à Faustus : aduersariorum mala ; inimicorum damna.

753.

Epist. 1, 14, 3-4 à Faustus : Sancti episcopi patris uestri prope in dubium salus deducta me tenuit, in cuius aegritudine quamuis cuncta inlacrimaret ecclesia, me tamen specialis maeror adflixit, qui eius debeo plus amori. Vidi pacem ciuitatis urgente discordia urbis nostrae limina transcendentem et ab oculis nostris quasi incertum aliquod aut uagum numen elapsam. Sed sufficiat tristibus stricta narratio. Iam ad bonam ualetudinem sancti patris salus optanda et diligenda respirat.

754.

C. Sotinel, « Rome et l’Italie de la fin de l’Empire au royaume gothique », HC 3, 1998, p. 308.

755.

Deux épîtres à Symmaque (epist. 4, 1 ; epist. 4, 29) laissent entendre que l’évêque d’Aquilée est resté séparé de la communion romaine jusqu’à sa mort. Son successeur Marcellinus est au contraire un partisan du siège romain. Il est le candidat du patricius Liberius qu’Ennode félicite pour cette élection (epist. 5, 1).

756.

E. Wirbelauer, Zwei Päpste in Rom. Der Konflikt zwischen Laurentius und Symmachus (498-514), 1993, p. 377. L’auteur s’appuie notamment sur un rapide relevé des lettres adressées aux fils de Basilius, chef des Decii.

757.

Un rapide relevé des lettres adressées aux fils de Basilius, chef de la noble famille des Decii, montre par exemple qu’Ennode n’écrit qu’à deux d’entre eux, Albinus (cos. 493) et Avienus (cos. 501). Les termes qu’il emploie (magnitudo uestra, uir magnificus, amplissimus uir, domine, etc.) contrastent avec l’absence d’échange épistolaire avec leurs frères Theodorus (cos. 505) et Inportunus (cos. 509). E. Wirbelauer interprète ce silence comme une hostilité qu’il explique par des prises de position contraires aux intérêts du parti de Symmaque.

758.

Les épîtres 3, 9 et 3, 23.