c) Mobiliser les réseaux d’influence en faveur d’une nouvelle conception de l’Église

Les relations épistolaires sont enfin – et surtout – un moyen de mobiliser en faveur de Symmaque les réseaux d’influence entre Milan, Rome et Ravenne764. Ces relations765 soulignent, chez Ennode, la fonction proprement religieuse et plus précisément ecclésiale de ce que les épistoliers appelaient traditionnellement la « religion épistolaire ».

Les correspondances d’Ennode contribuent en effet à l’élaboration d’une nouvelle conception du pouvoir pontifical qui a de lourdes conséquences sur la place de l’Église dans la Cité et sur ses rapports avec l’aristocratie. L’hostilité persistante de l’évêque d’Aquilée Marcellianus envers Symmaque illustre ainsi l’affrontement entre deux modèles de l’Église : d’un coté, une conception collégiale de l’autorité épiscopale – élaborée notamment par les évêques africains depuis le IIIe siècle et encore défendue au début du VIe siècle par le pape Laurent ou l’évêque d’Aquilée Marcellianus – et, de l’autre, le modèle incarné par Symmaque, c’est-à-dire une conception médiévale de l’Église dominée par le siège de Rome aussi bien dans le domaine de la doctrine que dans celui de la discipline ecclésiastique. Il est difficile d’établir un lien entre la crise laurentien et un autre schisme contemporain, le schisme acacien, où s’exacerbent les tensions entre Rome et Constantinople. Mais il est clair qu’un affrontement entre deux conceptions du siège romain concernait nécessairement l’Orient chrétien.

Les avis sont partagés sur l’importance éventuelle de la question orientale dans le schisme laurentien766 : la personnalité de Festus, un des principaux partisans de Laurent, qui avait été envoyé à Constantinople par Théodoric en 496 pour œuvrer à un rapprochement avec l’Orient, a entretenu l’idée que le parti de Laurent était favorable à la reprise des relations avec Constantinople. Selon ce point de vue, Symmaque représenterait, au contraire, le parti de l’intransigeance qui jugeait inacceptables les concessions que le pape précédent avait faites à la pars Orientis. Il est difficile de trancher définitivement ce débat. Rien n’indique en effet que Festus avait reçu des instructions du pape Anastase II à l’occasion de son ambassade dans la capitale impériale et aucun élément ne prouve à lui seul que les relations avec l’Orient furent un enjeu du schisme laurentien : le choix de Symmaque de substituer le comput alexandrin par un comput romain pourrait se justifier par le fait qu’Alexandrie soit en dehors de la communion romaine ; l’influence du parti pro-byzantin à Aquilée n’est pas non plus, en elle-même, une cause de l’hostilité de l’évêque Marcellianus à l’égard de Symmaque. Si rien ne permet d’interpréter la candidature de Laurent comme une manœuvre crypto-byzantine, l’accumulation des indices milite toutefois pour un rapprochement entre les deux affaires. Mais surtout, l’engagement d’Ennode, porte-parole des partisans de Symmaque durant le schisme laurentien et ambassadeur du pape à Constantinople durant le schisme acacien, met en évidence un lien logique entre les deux conflits : la défense, dans les deux cas, d’une conception nouvelle du primat pontifical. Dès lors, on voit mal comment le parti byzantin, luttant contre l’intransigeance de Rome dans l’affaire acacienne, aurait pu soutenir Symmaque dont la politique tendait à renforcer la suprématie romaine.

L’affrontement entre Symmaque et Laurent dépasse donc le cadre d’une simple succession pontificale. Les épîtres contemporaines du schisme s’inscrivent dans une phase recomposition de l’identité romaine qui soulève des enjeux cruciaux : les relations entre les élites latines et gothiques, la définition des prérogatives de l’évêque de Rome face aux autres évêques et, plus largement, la place de l’Église dans le monde nouveau. Dès lors, la diversité des épîtres souligne un lien étroit entre l’espace religieux et social qui révèle la cohérence profonde de la Correspondance : l’espoir d’un nouvel universalisme romain enraciné à la fois dans la latinité et dans la catholicité. Dès lors, comment définir la lux romana à laquelle font référence ces petits textes opaques ? Et comment expliquer qu’Ennode ait célébré cette nouvelle « lumière romaine » dans un langage obscur ?

Notes
764.

Voir T. Sardella, Società Chiesa e Stato nell’età di Teoderico. Papa Simmaco e lo scisma laurenziano, 1996, p. 52-58 : « Aristocratici ».

765.

Sur ces réseaux, voir notre chapitre 5, p. 163-167.

766.

C. Sotinel est réservée sur la question du lien entre les deux conflits (voir HC 3, 1998, p. 295 : « les relations avec l’Orient avaient sans doute leur place dans le débat, mais le seul argument concret pour le prouver est la querelle sur la date de Pâques »). D’autres historiens ont insisté au contraire sur l’importance de la question orientale dans le schisme laurentien : J. Moorhead, « The Laurentian Schism : East and West in the Roman Church », Church History, 47, 1978, p. 125-136 ;J. Moorhead, Theoderic in Italy, 1992, p 134-135.