2. L’union des « latins » et des « barbares » ?

En effet, un quart de siècle plus tôt, Sidoine Apollinaire manifestait à l’égard des barbares un profond mépris qui rappelait l’intransigeance d’Ammien Marcellin ou d’Ambroise de Milan797 ; or, il semble que le terme même de « barbare » n’ait plus grand sens aux yeux d’Ennode, plus proche sur ce point de Rurice de Limoges et d’Avit de Vienne qui appartenaient, comme lui, à la génération suivante. Durant le schisme laurentien, Ennode n’hésite pas à associer les « barbares » à la douleur de l’Église : « Les nations barbares, même éloignées de notre frontière presque par la terre entière, se lamentent continuellement sur ces malheurs, je crois, et prêtent leurs larmes pour notre consolation798 ». Contre les menaces schismatiques, Ennode dessine en paroles un universalisme entre l’Église, la « noblesse » chrétienne et les « barbares ». Celui-ci repose sur une convergence d’intérêt entre les « nations barbares » et les « chrétiens », terme qui désigne pour lui les partisans du pape Symmaque799.

La volonté de se rapprocher des élites barbares n’était certes pas nouvelle : dès le IVe siècle, la conversion au christianisme était ressentie comme « une possibilité de sortir de la barbarie800 ». Mais Ennode va plus loin : il associe les Goths – des ariens ! – à son combat contre les schismatiques laurentiens qui appartiennent tous à l’Église et à l’aristocratie sénatoriale. Autrement dit, Ennode se sent plus proche des Goths partisans de Symmaque que des latins catholiques qui soutiennent l’anti-pape Laurent ! Les Correspondances de Rurice de Limoges et d’Avit de Vienne illustrent également cette volonté de nourrir de nouvelles alliances avec les élites gothiques : une lettre de Rurice au Wisigoth Freda801 montre, par exemple, les efforts de l’évêque de Limoges pour renforcer les liens entre les élites wisigothiques et la noblesse gallo-romaine. Les longues lettres d’Avit au roi burgonde Gondebaud et à son successeur Sigismond802, tous deux ariens, montrent aussi l’influence de l’évêque de Vienne qui parvint à convertir Sigismond au catholicisme et joua un rôle de premier plan dans le concile d’Epaone, en 517, qui marqua la conversion officielle des Burgondes au catholicisme. « Témoins d’une ère nouvelle en Italie803 », Ennode, Rurice et Avit reflètent l’évolution des élites latines à l’égard des « barbares » et contribuent, à travers leurs épîtres, à l’élaboration d’« une idéologie romano-gothique804 ». Ils confirment que la communication épistolaire est au cœur des nouvelles stratégies d’alliance qui jalonnent l’évolution des élites gallo-romaines à l’égard des « barbares » après 476 et manifestent la volonté de construire de nouvelles solidarités. Toutefois, il est frappant de constater qu’Ennode ne gomme jamais le clivage entre latins et « barbares » : lorsqu’il associe les Goths à la douleur de l’Église ou à celle d’Armenius, son ami endeuillé, Ennode n’oublie pas de faire la distinction entre les gens d’origine gallo-romaine et les autres : il évoque la compassion égale du « peuple [d’Armenius] » (cognata gente) et des « Goths » : « Le Goth s’afflige avec toi, sans parler de ton propre peuple805 ». Mais distinction n’est pas opposition. L’objectif est bien, semble-t-il, de rassembler les « latins » et les « barbares » autour d’un objectif commun : la lux romana.

N’interprétons pas cette attitude comme un renoncement à la romanité. Au contraire, ce rapprochement traduit d’abord l’idéal d’une uniformisation culturelle sur la base de la latinité qu’Ennode présente comme le principal facteur de cohésion : « ainsi donc, même si la latinité soutient les gens de son pays et ceux qui fréquentent les palestres de ses études, c’est chose admirable à dire qu’elle aime aussi les étrangers806 ». Sur les ruines de l’Empire, la latinitas rassemble tous ceux qui la cultivent. C’est pourquoi elle demeure, comme pour Sidoine, le fondement de tout universalisme807. Mais un autre fondement s’y ajoute : la défense de Symmaque et, à travers lui, d’une nouvelle conception du siège de Rome. La latinité et la primauté du successeur de Pierre sont donc les piliers d’un rapprochement qui, loin de définir une perte de romanité, sont les fondements d’une romanité nouvelle qu’exprime le thème de la lux romana. Ce besoin de cohésion et l’élaboration d’une nouvelle romanité répondent à un sentiment d’éclatement du monde dont témoigne la représentation de l’espace.

Notes
797.

 A. Chauvot, Opinions romaines face aux Barbares au IV e siècle ap. J.-C., 1998 ; sur Ammien Marcellin, p. 483-406 et sur Ambroise, p. 435-440.

798.

  Ennod. epist. 1, 3, 8 à Faustus : barbaras nationes et a nostro limite toto paene orbe discretas continuis haec conicio lamentis ingemescere et ad solacium nostrum lacrimas commodare.

799.

 Ibid.

800.

 A. Chauvot, p. 480.

801.

 Ruric. epist. 1, 11 : Freda est qualifié domino sublimi semperque magnifico fratri.

802.

 Voir en particulier l’epist. 6 à Gondebaud et l’epist. 23 à Sigismond sur la conversion au catholicisme et l’epist. 8 au pape Symmaque sur la conversion de Sigismond.

803.

S. Teillet, Des Goths à la nation gothique. Les origines de l’idée de nation en Occident du V e au VII e siècle, 1984, p. 271-280, « Les premiers témoins d’une ère nouvelle en Italie : Eugippe et Ennode ».

804.

Id., p. 281 sq.

805.

Ennod. epist. 2, 1, 5 à Armenius : tecum, ut taceam de cognata gente, Gothus adfligitur.

806.

Epist. 2, 6, 4 à Pomerius : etsi indigenas et inter studiorum suorum palestra uersatos fulcit latinitas, mirum dictu, quod amat extraneos.

807.

Voir Inglebert, p. 676.