Toutefois, il serait faux de croire que les territoires « civilisés » sont uniformes et paisibles. Il existe aussi, même en Italie, des lieux qui suscitent le mépris d’Ennode. Ils sont tous dépourvus de lumière, comme le Larius, près de « Côme la sombre813 », qui ressemble à des « tombeaux » (sepulchra 814) : « L’atmosphère y est continuellement pluvieuse, le ciel menaçant et, en quelque sorte, le cours d’une vie se passe sans jamais profiter de la pleine lumière815 ». Ces sites alpestres sont propices à l’immoralité comme le montre également la conduite honteuse d’Astyrius, le cousin d’Ennode qui s’est retiré dans les Alpes où « le froid règne sans fin » (sine successione frigus 816). Le mal se traduit une fois encore par l’absence d’éclat, par les « ténèbres de nos mérites817».
Si les lieux hostiles sont le plus souvent loin des villes, certaines cités suscitent des inquiétudes, comme Rome dont le sort préoccupe tous les hommes « même éloignés de notre frontière818 ». Les autres villes évoquées sont les lieux familiers d’Ennode : si le nom de Milan, où il est diacre, est à peine cité819, la région de la Ligurie est décrite comme une terre désolée, un champ de ruine en « cendres » (in cineribus 820). En comparaison, Ravenne est un lieu de lumière : c’est la capitale, la ville de la Cour, où tout le monde est occupé sans cesse821 et où résident ses correspondants influents (Faustus, Liberius,…). Mais Ravenne est un lieu ambigu : cette ville de pouvoir, où il se rend lui-même822, est naturellement la source d’inquiétudes823. Car Ennode doit sans cesse entretenir son souvenir à la Cour s’il veut un tant soit peu influencer le cours des choses et obtenir des décisions favorables. Dans ce tableau inquiet des villes italiennes, Pavie fait figure d’exception, comme une sorte de paradis : Pavie, c’est la ville de Speciosa, la religieuse qu’il vénère, c’est le siège qu’occupait Épiphane, la « lumière des évêques », où, plus que tout, il désire se rendre.
La représentation des lieux dessine une géographie des sentiments qui reflète la répartition des correspondants dans l’espace. Ennode aimerait leur rendre visite plus souvent mais les difficultés de transport rendent les distances presque infranchissables. Plusieurs épîtres évoquent la « pénibilité » des voyages entre Milan et Pavie ou, pis encore, entre Milan et Ravenne. Envoyé en mission à Pavie par l’évêque de Milan, Ennode écrit par exemple à Speciosa qu’il s’était rendu aux portes de Pavie après avoir franchi « tous les obstacles d’un pénible voyage » (molesti itineris) qui lui avait valu une grande « fatigue » (fatigationis) et « un très grand effort » (summo labore)824. Dans une autre épître à Fauste, Ennode s’empresse de rassurer son ami après son retour de Ravenne : « je suis arrivé à Milan en bonne santé, grâce à l’aide du Christ, tout en supportant mal, au retour, la rapidité que, sous la contrainte de l’hiver, j’ai souhaitée peut-être à contre cœur825 ». Ces témoignages montrent que les mauvaises conditions de transports, les distances et les aléas de la route ne facilitent pas le déplacement des personnes dans l’Italie du Nord au début du VIe siècle. La représentation d’un espace fragile et morcelé contribue, a contrario, à la valorisation des correspondances. En effet, la géographie épistolaire – qui feint d’ignorer les nouvelles frontières politiques – délivre une lecture symbolique d’un monde insaisissable et obscur que vient éclairer « la lumière des échanges épistolaires826 ».
Aussi discrète soit-elle, la représentation de l’espace n’est donc pas un simple décor. Elle est l’image d’un monde où point, au travers des épîtres, la « nouvelle lumière ». Recomposant un espace qui lui est propre, la Correspondance délivre aussi une conception singulière du temps ancrée dans l’eschatologie chrétienne.
Epist. 1, 6, 4 à Faustus.
Epist. 1, 6, 6 à Faustus.
Epist. 1, 6, 5 à Fautus : ubi aer pluuius perenniter et minax caelum et quaedam uitae sine tota luce transactio.
Epist. 1, 24, 2 à Astyrius : sine successione frigus.
Epist. 1, 7, 1 à Faustus : morum nube ; meritorum nostrorum nebulis.
Epist. 1, 3, 8 à Faustus : nationes (…) a nostro limite toto paene orbe discretas.
Epist. 2, 25, 2 à Faustus : Mediolanum (…) perueni.
Epist. 2, 19, 1 à Constantius.
Epist. 2, 17, 2 à Constantius : (…) inter occupationes et excubias, quibus uniuersos Rauenna distringit (…).
Epist. 2, 25, 1 à Faustus.
Epist. 2, 17, 2 à Constantius : (…) mei cura non ponitur.
Epist. 2, 3, 1 à Speciosa.
Epist. 2, 25, 2 à Faustus : Mediolanum salua corporis ualitudine Christo prosequente perueni male ferens quam in redeundo hieme inpellente (…) celeritatem.
Epist. 1, 12, 2 à Avienus : (…) generis epistolaris alloquii lux.