1. La lumière trompeuse du passé

L’utilisation des termes complexes comme antiquitas, tempus, aeuum… révèle d’abord une distinction, dans l’esprit d’Ennode, entre l’histoire romaine qu’il a apprise et celle qu’il est en train de vivre. Si l’éclat de la première est en grande partie exagéré et surfait, les difficultés de la seconde sont annonciatrices d’un avenir lumineux.

Certes, Ennode manifeste un grand respect pour les hommes du passé, pour ceux qui remplissaient des charges prestigieuses827 ou pour les grands auteurs de l’Antiquité828. Il ne manque jamais une occasion de rappeler leur nom, fût-ce par prétérition : « Passons sur les Fabius, les Torquatus, les Camillus, les Decius (…)829 ». La mémoire est en effet un devoir fondamental dans le monde fragile et morcelé dans lequel il vit. Elle est le socle de l’identité, une condition de l’existence même. Mais elle est également une résistance à la disparition. C’est pourquoi Ennode prie ses correspondants de se « souvenir de lui830 », insiste sur les dangers de l’oubli poussiéreux831 et vante l’efficacité de sa « mémoire voleuse832 » lorsqu’une œuvre littéraire lui passe entre les mains.

Toutefois, Ennode ne se laisse jamais impressionner par l’aura des hommes du passé car il est persuadé que leurs mérites ont été largement exagérés : « Que lui [= Avienus] cède le pas la gloire des anciens qui ont dû leur noblesse aux inventions des érudits, qui achètent leur mérite à celui qui le rapporte avec des mots glorieux et prétentieux ! Car il faut bien que la maigreur du sujet soit compensée par les ressources du narrateur, que le mérite qui n’existe pas dans le fond y soit introduit par les processions du style833 ». Le mot antiquus, comme adjectif ou substantif, est souvent employé dans un contexte péjoratif, comme dans les expressions in antiquorum praeconiis 834 ou antiquum puluerem 835. Ces exemples montrent que le passé glorieux de Rome n’est pas l’objet d’une vénération aveugle. Son éclat est dévalorisé par une certaine méfiance qui a pour objectif de nourrir l’espoir d’une « lumière » supérieure. Celle-ci est pourtant encore voilée par les difficultés du présent.

Notes
827.

Epist. 1, 5, 2 à Faustus : uetustorum fascium.

828.

Epist. 1, 5, 10 à Faustus : aurum Demosthenis et ferrum Ciceronis ; epist. 1, 16, 3 à Florianus : Tulliani profunditas gurgitis, Crispi proprietas, Varronis elegantia.

829.

Epist. 1, 5, 5 à Faustus : ut taceam Fabios Torquatos Camillos Decios (…).

830.

Epist. 1, 1, 6 à Jean : … ut mei sedulo meminisse digneris ; epist. 1, 18, 6 à Avienus : si mei memor es, pigrum te esse non conuenit ; epist. 2, 2, 3 à Speciosa : mei, si mereor, meminisse dignare ; epist. 2, 5, 1 à Laconius : mei immemores.

831.

Epist. 1, 22, 3 à Opilion : me ad antiquum puluerem uestri reduxit obliuio.

832.

Epist. 2, 11, 2 à Faustus : (…) quod ad fructum, quantum aestimo, bonae opinionis reposcenti memoria furante subduxeram.

833.

Epist. 1, 5, 5 à Faustus : cedant huic priscorum laudes, quibus nobilitatem doctorum commenta pepererunt, quae faleratis uerborum superciliis meritum a relatore mercantur. Necesse enim est exilitatem thematis narrantis opibus ampliari, ut dos, quae in materia non inuenitur, stili processionibus inseratur. Voir aussi epist. 1, 5, 8 : in antiquorum praeconiis vetus fama blanditur.

834.

Epist. 1, 5, 8 à Faustus.

835.

Epist. 1, 22, 2 à Opilion.