b) L’écriture et l’action

L’expression nuancée de la lumière montre que celle-ci n’est jamais statique ou contemplative. Elle n’est jamais acquise mais doit se conquérir par les stratégies culturelles, sociales, religieuses et politiques que nous avons étudiées. L’annonce et la célébration de la lux romana impliquent donc un appel à l’action, comme le montre la condamnation de la paresse : « il ne convient ni à un homme aimant ni à un homme éloquent de se montrer paresseux858 ». Ennode ne supporte pas d’être lui-même accusé de négligence859 ! La nécessité d’agir s’exprime également dans l’éloge de l’inpudentia, par laquelle Ennode commence l’epist. 1, 3 à Faustus860. Il y justifie son insistance par une référence aux Évangiles (Luc, 11, 8-9)861. L’appel à l’action est présenté comme une collaboration de l’homme au plan divin puisque le secours de Dieu est immanent aux bonnes activités humaines : « tout doit être rapporté à Dieu à qui revient d’ordonner l’action des hommes862 ». Cette confiance dans l’engagement des hommes montre que l’epist. 2, 19 à Constantius n’est pas seulement un texte de commande. Ennode défend la collaboration de la grâce divine et du libre arbitre contre une interprétation radicale de l’augustinisme qui refusait aux hommes la moindre initiative. Cette conception fataliste ruinait, selon la théologie provençale, l’efficacité de la prédication et contredisait, aux yeux d’Ennode, le cheminement vers un siècle meilleur.

Son intérêt pour l’écriture exprime également sa confiance dans l’influence des hommes sur le cours de l’histoire. Car l’écriture a de multiples pouvoirs : elle apaise les souffrances des vivants863, conduit à une forme d’immortalité864 et façonne le réel. L’epist. 1, 6 à Faustus souligne en effet le pouvoir de l’écriture et de l’auteur artifex qui peut « rendre sublimes865 » les réalités décevantes de la nature866. Par son efficacité, le sermo épistolaire867 est donc bien un instrument majeur de l’action culturelle, religieuse et politique. Il montre que les diverses activités d’Ennode ont un objectif complémentaire, l’affirmation d’un nouvel universalisme romain.

Notes
858.

 Epist. 2, 7, 6 à Firminus : (…) pigrum esse nec diligentem conuenit nec facundum.

859.

 Epist. 2, 21, 1 à Albinus : tamquam deses accusor.

860.

 Voir sur ce thème l’epist. 1, 3, 1-2 à Faustus et l’epist. 1, 25, 2 à Olybrius et Eugenes.

861.

 Luc. 11, 8-9, éd. R. Gryson, 19944, p. 1629 : dico uobis et si non dabit illi surgens eo quod amicus eius sit propter inprobitatem tamen eius surget et dabit illi quotquot habet necessarios. Et ego uobis dico petite et dabitur uobis : « je vous le dis, même s’il ne se lève pas pour les lui donner en qualité d’ami, il se lèvera du moins à cause de son impudence et lui donnera tout ce dont il a besoin. Et moi je vous dis : demandez et l’on vous donnera » (trad. La Bible de Jérusalem).

862.

Ennod. epist. 2, 25, 2 à Faustus : ad Deum cuncta referenda sunt, cui adiacet humana facta conponere (…).

863.

Epist. 2, 1 à Armenius ; 2, 10, 4 à Faustus ; 2, 16, 4 à Faustus.

864.

 Epist. 2, 1, 3 à Armenius ; epist. 1, 5, 3 à Faustus : si qua est saecularium reuerentia dignitatum, si quis honos est hominem uiuere post sepulcra, si quid prouidit astutia ueterum, per quod ab hominibus anni uincantur indulti.

865.

 Epist. 1, 6, 2 à Faustus : fecit eas relatore sublimes.

866.

 Mais si l’art est supérieur à la nature, l’« artiste » ne doit jamais oublier qu’il tire son pouvoir de Dieu. L’artiste est artifex (epist. 2, 13, 1) parce que Dieu est artifex (epist. 1, 6, 1). Autrement dit, la rhétorique, l’écriture et la création humaine ne sont jamais que des modes d’expression de la grandeur divine. L’image de l’artifex deus est traditionnelle dans la littérature chrétienne (voir Min. Fel. 17, 11 ; Hier. epist. 124, 8, 3).

867.

On comparera cette conception de l’écriture aux fonctions politiques du langage épistolaire chez Grégoire le Grand : voir M. Banniard, « Zelum discretione condire : langages et styles de Grégoire le Grand dans sa correspondance », dans Papauté, Monachisme et Théories politiques (Mélanges offerts à M. Pacaut), « I. Le pouvoir et l’institution ecclésiale », 1994, p. 29-46.