4. Les Épîtres d’Ennode vues à travers l’histoire pontificale

L’engagement d’Ennode en faveur de la primauté du siège romain s’explique par son attachement à la romanité. Son intense activité dans la chancellerie pontificale rejoint son désir d’entretenir l’éclat des lettres latines : la primauté du siège romain et la vitalité des lettres latines sont les fondements d’un nouvel universalisme romain. Il ne faut donc pas voir de contradiction entre les épîtres « culturelles » et les épîtres « religieuses ». Il ne faut pas non plus minimiser l’implication d’Ennode au profit de l’autorité pontificale dont les cinquante-quatre premières lettres illustrent la première étape. En reflétant les débuts de son engagement en faveur de Symmaque, elles annoncent, à travers l’exemple de l’epist. 2, 14 écrite sous le nom du pape aux évêques africains, sa contribution à la chancellerie pontificale893. Il serait nécessaire de considérer l’ensemble de son œuvre pour comprendre le sens de l’engagement qui ressort – partiellement – des livres I et II. Tout d’abord, il semble que la contribution d’Ennode à la chancellerie pontificale ait pris de plus en plus d’importance avec le temps, en particulier sous le règne d’Hormisdas dont nous pensons qu’Ennode fut un proche collaborateur. Mais sans revenir sur cette implication, il faut rappeler qu’Ennode a personnellement contribué à l’élaboration et à la défense d’une conception originale de l’Église fondée sur la primauté pontificale. Il est indispensable de terminer sur cet aspect essentiel – et pourtant méconnu de l’œuvre d’Ennode – afin de relire les cinquante-quatre premières lettres d’Ennode à la lumière de cet engagement.

Le Libellus pro Synodo, écrit pour défendre Symmaque contre Laurent, eut une grande importance doctrinale 894 dans la mesure où il soutient que le pape n’a de compte à rendre qu’à Dieu et qu’il ne peut en aucun cas être mis en accusation par des hommes : « lorsqu’il s’agit d’autres hommes, Dieu a bien voulu que leurs causes soient jugées par des hommes ; mais quant au pontife de ce Siège, il l’a réservé de la manière la plus absolue à son propre tribunal. Il a voulu que les successeurs du bienheureux apôtre Pierre ne fussent justiciables que du Ciel 895  ». Bien qu’elle ne soit pas le lieu d’un exposé théorique, la Correspondance fait également écho à cette idée audacieuse : « l’innocence qui s’attache à sa charge protège le pontife et [qu’]il n’a pas besoin de l’aide d’un homme celui qui s’est élevé au-dessus de l’humanité par sa fonction 896  ». Qu’il s’agisse d’opuscules, de discours ou d’épîtres, plusieurs textes d’Ennode défendent donc, chacun à leur manière, la conception souveraine du pouvoir pontifical que Symmaque a tenté d’imposer.

Le règne de ce pape marque une étape cruciale dans l’histoire du primat pontifical 897  : le règlement du schisme laurentien lui permit de défendre l’irresponsabilité du successeur de saint Pierre devant les hommes 898 , d’établir un règlement qui préservait l’autonomie des élections pontificales 899 et d’écarter le contrôle de l’aristocratie sur les biens légués à l’Église 900  ; enfin, le schisme acacien lui donna l’occasion de réaffirmer la prééminence de l’évêque de Rome sur les autres Églises 901 . Si les partisans du pape Symmaque ont bien tenté ainsi de poser les fondements juridiques, économiques et politiques d’une véritable suprématie pontificale, il faut reconnaître que cet idéal contraste avec la réalité de l’autorité du pape au début du VIe siècle. Les réactions majoritairement hostiles des élites romaines, l’attitude prudente du roi de Ravenne et l’autonomie de certaines églises (en Orient et en Italie) rappellent que l’évêque de Rome était loin d’exercer un tel pouvoir. Le sort personnel d’Ennode suffit à montrer que cet idéal demeurait utopique : après avoir défendu la primauté « avec une incomparable éloquence, en Occident et en Orient 902  », Ennode fut écarté par Hormisdas qui dut se résoudre à changer de politique à l’égard de l’Orient.

L’action d’Ennode ne fut pas oubliée pour autant : trois siècles plus tard, dans une lettre écrite par son bibliothécaire Anastase à l’occasion de nouvelles tensions avec Constantinople, le pape Nicolas Ier célébrait encore le combat de l’évêque de Pavie pro Christi fide et statu ecclesiae 903 . Au XIe siècle, le pape Grégoire VII lui rendit un plus grand hommage en plaçant sous l’autorité de « saint Ennodius » une proposition de ses fameux Dictatus papae 904 . Ces grandes figures de la papauté confirment que l’idéal pontifical d’Ennode avait contribué à l’édification de l’Église médiévale. Mais comment qualifier cet idéal ? Il ne s’agit pas à proprement parler d’une « utopie », terme qui suggère une construction spéculative. Ennode n’a jamais écrit de traité sur le pouvoir pontifical et il n’a jamais proposé de vision prospective. Les deux premiers livres de la Correspondance montrent que la primauté pontificale résulte moins d’une théorisation systématique que de situations de crises où nous plongent les épîtres plus que tout autre texte.

La postérité d’Ennode dans l’histoire pontificale donne une clef pour entrer dans les deux premiers livres de la Correspondance dans la mesure où elle révèle a posteriori la cohérence des épîtres. Toutefois, une lecture historique de ces épîtres ne saurait en épuiser totalement le sens. En effet, il faut se rendre à l’évidence : les fonctions culturelles, sociales et religieuses des épîtres ne rendent pas compte entièrement du principal obstacle de cette œuvre, l’écriture épistolaire d’Ennode, qui soulève un paradoxe : comment contribuer à l’avènement de la lux romana dans une langue aussi opaque, dans ce sermo difficilis et obscurus que critiquait, au XIIe s., l’évêque Arnulf de Lisieux ? Nous avons vu au chapitre 3 que la complexité stylistique s’expliquait d’abord par des particularités de l’écriture épistolaire, comme le style allusif. Mais la difficulté particulière des Épîtres d’Ennode est ailleurs, dans une recherche extrême de la préciosité qui, loin de contredire la célébration de la lux romana, révèle une tentative d’écriture de la lumière ainsi qu’une habile stratégie de communication.

Notes
893.

 Voir chapitre 6, p. 181.

894.

 L. Navarra, « Contributo storico di Ennodio », Augustinianum, 14, 1974, p. 336 : « due tesi-chiave d’importanza storica : il primato del pontefice romano e la sua ingiudicabilità da parte degli uomini ». Toutefois, malgré son importance doctrinale, le Libellus pro Synodo ne peut pas être considéré comme un « traité » puisqu’il s’agit d’un texte de circonstance destiné à répondre à des accusations précises (voir W. Haacke, Die Glaubensformel des Papstes Hormisdas im acacianischen Schisma, 1939, p. 152 : « [Ennodius], der Verfasser des erstens uns erhaltenen Traktats de Romano Pontifice, wenn wir den Libellus pro Synodo so nennen wollen »).

895.

 Ennod. opusc. 2, 93 : aliorum forte hominum causas Deus uoluerit per homines terminare, sedis istius praesulum suo sine quaestione reseruauit arbitrio. uoluit beati Petri apostoli successores caelo tantum debere innocentiam.

896.

 Epist. 6, 9 à Faustus : ad tutelam pontificis innocentia officii eius comes adsist[it] nec opus est humanis solaciis ei qui humanitatem professione superauit.

897.

Voir chapitre 6, p. 189-192.

898.

S. L É glise, « S. Ennodius et la suprématie pontificale au VIe siècle », Université Catholique, 1889, 2, p. 220, p. 400, p. 569 ; 1890, 3, p. 513 ; 4, p. 55.

899.

Ch. Pietri, Aristocratie et société cléricale dans l’Italie chrétienne au temps d’Odoacre et de Théodoric, MEFRA, 93, 1, 1981, p. 417-467. Le concile romain convoqué par le pape Symmaque et réuni sous sa présidence le 1er mars 499 in basilica Petri Apostoli était chargé d’établir un règlement des élections pontificales.

900.

Id., « Évergétisme et richesses ecclésiastiques dans l’Italie du IVe à la fin Ve s. : l’exemple romain », Ktêma 3, 1978, p. 317-337 ; C. Sotinel, « L’évergétisme dans le royaume gothique : le témoignage d’Ennode de Pavie », art. cit.

901.

Ch. Pietri, « La conversion de Rome et la primauté du pape (IVe-VIe S.) », Il Primato del Vescovo di Roma nel primo Millennio, 1991, p. 219-243.

902.

L’épître Floriani Abbatis Epistula ad Nicetium papam, transmise dans codex Vatican, Palat. 869, a été éditée par F. Vogel dans son édition de l’œuvre d’Ennode (MGH, aa, 7) p. LIX-LX : cuius (=Ennodii) incomparabilem doctrinae facundiam non solum testatur Occidens sed Oriens instructa miratur.

903.

Nicolas I er, Epist.88, éd. E. Perels, Berlin, 1925, p. 469 (MGH, epa, 6).

904.

Grégoire VII, Dictatus papae, 23, PL 148, col. 408 C.