2. « Une langue riche, un style châtié, une expression parfaitement latine »

a) Vbertas linguae

Le premier objectif de l’épistolier, c’est l’ubertas linguae. Le terme ubertas est emprunté au vocabulaire agraire et désigne la richesse et la consistance du style comme en témoignent certaines métaphores : « bien que soient immenses les qualités que tu promets dans la fleur déjà blanchie de ton éloquence, pour ma part, je ne me félicite que de la moisson, selon l’habitude du paysan avide qui ne mesure la richesse d’une année qu’à l’aune de ses greniers. Bien que nous ne voyions pas en toi les épis vraiment pleins, nous les voyons cependant se gonfler d’un suc abondant. Nos vœux vont presque atteindre déjà l’aire à battre le blé913 ». La richesse de la langue (ubertas linguae ; diues lingua 914  ; oratio diues 915) doit compenser la nécessaire brièveté de la lettre qui est la norme des correspondances entre amis : la lettre doit être courte mais substantielle.

Le rapport entre brièveté et densité de la langue est un thème central de la réflexion stylistique chez les épistoliers tardo-antiques, en particulier chez Symmaque : « Vous attendez de moi des lettres plus copieuses : je me réjouis de votre appréciation, car c’est complimenter un talent que de souhaiter de lui une riche nourriture (ubertas)916 ». Si la recherche de l’ubertas n’a rien de surprenant, l’epist. 7, 60 de Symmaque à Patricius mérite une attention particulière dans la mesure où elle contient de nombreux points communs avec l’epist. 2, 7 d’Ennode à Firminus : l’ubertas du style du correspondant, le ton très révérencieux de la lettre à un magister epistularum (Patricius) ou un auctor perfectus 917 (Firminus), la comparaison de son éloquence parfaite avec celle, très inférieure, de l’épistolier (Symmaque ou Ennode) et la métaphore aquatique destinée à illustrer l’opposition des deux styles, le style tenuis (cymbam tenuem ; de stagno serpere) et le style uber (placido mari ; de fonte properare).

Ennod. epist. 2, 7 à Firminus (perfectus) Symm. epist. 7, 60 à Patricius (magister)
uos, quos libra peritiae in eloquii lance pensauit, quibus ubertas linguae, castigatus sermo, Latiaris ductus quadrata constat elocutio; quaeritis nimirum in aliis quod exercetis, quaeritis quod amatis (…) Mei macies longe se monstrat studii  ; (…) ego uos tantum laudare magis quam imitari ualeo. (…) committo tamen cymbam tenuem placido mari . Habet quippe hanc inpatientiam quae in te pollet oris ubertas , ut interuallum uicissitudini neget et officia nondum conpensata praeueniat. Vnam igitur mihi ad satisfactionem uia superest, ut inparem me stilo fatear, quamuis cultu amicitiae parem non negem. (…) Vides non eodem motu flumina de stagno serpere et de fonte properare .
« Vous que la balance de l’expérience a pesé sur le plateau de l’éloquence, qui montrez une langue riche, un style châtié, une expression parfaitement latine, une éloquence bien équarrie, vous recherchez naturellement chez autrui ce que vous pratiquez, vous recherchez ce que vous aimez. (…) La maigreur de ma science éclate aux yeux de tous (…)  ; moi, je suis seulement capable de vous louer plutôt que de vous imiter. (…) je confie néanmoins mon fragile esquif à la mer paisible ». « La richesse du verbe, qui chez vous a autant d’efficace, comporte une impatience qui refuse les intervalles à la réponse et prévient les hommages, avant qu’ils s’équilibrent. Il ne me reste donc qu’une issue pour donner satisfaction : vous avouer l’infériorité de ma plume, bien que, dans le culte de l’amitié, je ne refuse pas d’être votre égal. (…) En fait, vous le constatez : les rivières n’ont pas le même débit pour se traîner hors d’un lac ou jaillir de source » (trad. J.-P. Callu).

Ennode reproduit ici et transmet la conception symmachienne918 de l’ubertas. Pour éviter que cette « richesse » ne se traduise par une accumulation pesante et bigarrée, Ennode souligne la nécessité du « travail de la lime » qui s’impose à l’épistolier.

Notes
913.

Epist. 1, 10, 4 à Jean : sint licet grandia, quae in cano eloquentiae flore polliceris, ego tamen nisi de messe non gratulor, ut solet auarus agricola, qui ubertatem anni nisi in horreis non metitur. Iam in te etsi non grauidas aristas, multo tamen uidemus lacte turgentes : iam prope ad aream uota perueniunt.

914.

Epist. 1, 1, 2 à Jean.

915.

Epist. 1, 8, 1 à Firminus.

916.

Symm. epist. 3, 10, 1 à Naucellius : expectas a me litteras largiores. Delector iudicio tuo ; laus enim est ingenii, cum desideratur ubertas.

917.

Ennod. epist. 1, 8, 1-3 à Firminus.

918.

L’influence de Symmaque sur l’épistolographie tardo-antique explique que les correspondances de la fin du Ve et du début du VIe siècle présentent des traits communs, comme la breuitas de la lettre ou l’ubertas de la langue : si la breuitas suscite l’impression d’une certaine superficialité, l’ubertas est à l’origine de la surabondance des figures, des mots et des images qui les caractérisent : voir G. Polara, « La fortuna di Simmaco dalla Tarda Antichità al XVIII secolo », Vichiana, 1, 1972, p. 46-59 et notre chapitre 3, p. 90-95.