En évoquant le « style châtié » (l’oratio castigata) de Calvus, Quintilien soulignait la menace qu’un travail excessif du style fait peser sur la spontanéité et la fraîcheur du discours : « il avait perdu du sang frais, mais son style est solennel, et grave, et châtié919 ». Certains lecteurs jugeront que la Correspondance d’Ennode illustre le diagnostic de Quintilien. Si la spontanéité n’est pas, à l’évidence, un trait caractéristique de ses Épîtres, Ennode insiste néanmoins sur le long travail d’émondage et de limage qui s’impose à l’épistolier. Le travail de la « lime » est explicitement évoquée dans l’epist. 2, 6 à Pomerius920 et dans l’epist. 2, 13 à Olybrius921. Comme l’écrit M. Banniard à propos de Sidoine Apollinaire, ce « vocabulaire (…) est moins imagé que technique. L’expression lima oris » – Ennode écrit lima studiorum 922 – « renvoie aux uitia oris, qui désignent chez Quintilien les défauts de diction et de voix, qu’il faut corriger (expolire) jusqu’à obtenir la perfection923 ».
L’exigence du style castigatus est aussi exprimée dans l’image de la quadrata elocutio, « l’éloquence parfaite ». Le terme quadrata renvoie en effet au quadrum (le carré) et désigne le style « bien équarri ». Il correspond à l’idéal cicéronien de l’aequalitas 924 et, pour Ennode, à « la langue lisse de Rome et la veine fluide du Latium925 ». L’idéal d’aequalitas s’oppose aux efforts laborieux de l’auteur maladroit : « Agréable est le commerce épistolaire quand il émane d’un auteur érudit : c’est en lui qu’éclate la splendeur d’un style poli à la perfection (politi sermonis splendor) lorsque la richesse de l’expression est bridée par les freins de l’habileté. (…) Mais lorsqu’un entretien rugueux révèle les limites étroites d’un maigre talent, qu’un auteur, en mettant en ordre ce qu’il a conçu, n’intercale pas le temps d’une nuit pour prendre soin du style et que, par l’ambiguïté d’un discours nébuleux, il fait naître, de l’exposé même, un sorte d’aveuglement : qui, étant solidement établi sur la citadelle de l’éloquence, ne mépriserait pas l’affection d’une telle personne ?926 ». Augustin opposait également le « langage châtié » (qui castigatius eloquuntur) à « la richesse verbale d’une surabondance merveilleuse [qui] déplaît par [sa] surcharge excessive927 ». S’inscrivant dans une tradition ancrée dans l’éloquence antique de Cicéron à Augustin, Ennode assigne donc au style un idéal d’élégance928 qui suppose le travail de la lime. Mais quel est le but de ce travail d’émondage ?
Conscient de la lourdeur que suscite une langue trop riche et trop dense, Ennode insiste sur l’objectif d’élégance et de simplicité qu’il appelle la « beauté simple » (simplex cultus). Mais la simplicité n’est pas la facilité. Elle n’est qu’une impression de facilité, de naturel, dans laquelle Ennode voit le sommet de l’art : « la négligence est de règle dans les épîtres et un habile défaut de soin se présente comme la garantie du génie. (…) Il vaut mieux, dans ce type de relations, que nous nous avancions le front dénué de parures rhétoriques : la beauté simple de l’entretien n’a que faire des diadèmes : la communion épistolaire atteint la beauté lorsqu’enfin elle fuit l’affectation. (…) C’est à Dieu que sont dues ces faveurs, Lui qui à la fois a conféré une intelligence éprise de science et n’a pas refusé la lime des études pour façonner la parole929 ». Ces lignes mêlent habilement le vocabulaire de la simplicité (neglegentia ; incuria ; pura fronte ; simplex) à celui du travail (artifex ; sudor ; caminis fabrilibus ; cultus ; limam studiorum ad oris fabricam). L’idéal stylistique de la « simple beauté » (simplex cultus) dans les épîtres se présente donc comme une recherche de la simplicité savante, atteinte à force de travail et d’artifices. Ennode n’oppose donc pas la simplicité (simplex) à l’artifice (artifex), comme avait pu le faire Sénèque930, mais il les considère comme deux conditions complémentaires de la « conduite de la phrase bien latine931 », le Latiaris ductus, la prose d’art par excellence.
Quint. inst. 10, 1, 115, éd. et trad. J. Cousin, 1979, p. 102 (CUF) : [crederent] eum nimia contra se calumnia uerum sanguinem perdidisse ; sed est et sancta et grauis oratio et castigata.
Ennod. epist. 2, 6, 3 à Pomerius : (…) quid lima poliret inuenit.
Epist. 2, 13, 3 à Olybrius : limam studiorum ad oris fabricam.
Ibid.
M. Banniard, « La rouille et la lime : Sidoine Apollinaire et la langue classique en Gaule au Ve siècle », art. cit., p. 425. Michel Banniard cite l’epist. 2, 10, 6 de Sidoine Apollinaire et deux extraits de Quintilien (inst. 1, 11, 13 et 11, 3, 30).
L’aequalitas désigne « l’harmonieuse symétrie » des mots : Cic. part. 6, 21, éd. et trad. H. Bornecque, 1924, p. 10 ( CUF ) : suaue autem genus erit dicendi, primum elegantia et iucunditate uerborum sonantium et leuium, deinde coniunctione, quae (…) habeat similitudinem aequalitatemque uerborum… ; « l’agrément du style tiendra d’abord au choix et à l’agrément des mots sonores et harmonieux, puis à leur assemblage (…) qui présentera dans les mots quelque ressemblance et quelque symétrie… ».
Ennod. epist. 2, 6, 3 à Pomerius : Romanam aequalitatem et Latiaris undae uenam (…).
Epist. 1, 8, 1-2 à Firminus : Iucunda sunt commercia litterarum docto auctore concepta : illa, in quibus ad unguem politi sermonis splendor effulgorat, ubi oratio diues frenis peritiae continetur. (…) At ubi scaber sermo angustiam pauperis signat ingenii nec conceptum suum in ordinem digerendo noctem studio elocutionis interserit et nebulosae narrationis ambiguo quandam generat de ipsa explanatione caecitatem : quis non personae talis in eloquentiae arce constitutus spernat affectum ?
Aug. doctr. christ. 4, 14, 31, éd. bénédictine, trad. G. Combès et M. Farges, 1949, p. 474-475 (BA 11) : non dicuntur ista nisi mirabiliter affluentissima fecunditate facundiae, sed profusione nimia grauitati displicent. Qui uero haec amant, profecto eos qui non ita dicunt, sed castigatius eloquuntur, non posse ita eloqui existimant, non iudicio ista deuitare ;« ces phrases supposent nécessairement une richesse verbale d’une surabondance merveilleuse mais elles déplaisent par leur surcharge excessive. Les personnes qui les aiment estiment bien sûr que ceux qui ne s’expriment pas ainsi et ont un langage plus châtié, sont incapables d’en faire de semblables et les évitent faute de goût ».
Voir rhet. Her. 4, 17, éd. G. Achard, 1989, p. 146 (CUF) : elegantia est quae facit ut unum quidque pure et aperte dici uideatur. Haec distribuitur in Latinitatem et explanationem (« l’élégance est ce qui fait que chaque idée paraît exprimée dans une langue pure et intelligible. On y distingue correction du latin et clarté ».
Epist. 2, 13, 1 à Olybrius : lex est in epistulis neglegentia et auctorem genii artifex se praebet incuria (…). Melius si in his commerciis pura elocutionum fronte congredimur : diademata simplex colloquii cultus abiurat : epistolaris communio, si quando affectatum decorem fugit, obtinuit. (…) Deo debentur haec munera, qui et amatorem scientiae sensum contulit, et limam studiorum ad oris fabricam non negauit.
Sen. epist. 75, 1, éd. F. Pr É chac, trad. H. Noblot, 1957, p. 50 (CUF) : minus tibi accuratas a me epistulas mitti quereris. Quis enim accurate loquitur nisi qui uult putide loqui ? Qualis sermo meus esset, si una desideremus aut ambularemus, inlaboratus et facilis, tales esse epistulas meas uolo, quae nihil habent accersitum nec fictum ; « Mes lettres ne sont pas, selon ton goût, travaillées comme il faut, et tu t’en plains. En vérité, qui songe à travailler son style, hormis les amateurs du style prétentieux ? Ma conversation, si nous nous trouvions en tête-à-tête paresseusement assis ou à la promenade, serait sans apprêt, d’allure facile. Telles je veux que soient mes lettres : elles n’ont rien de recherché, rien d’artificiel ».
Ennod. epist. 2, 7, 3 à Firminus : Latiaris ductus, quadrata elocutio