c) Latiaris ductus

La référence redoublée932 au Latiaris ductus confirme que l’idéal stylistique d’Ennode renvoie explicitement à « la langue lisse de Rome et la veine fluide du Latium933 », c’est-à-dire à celle de la meilleure latinité. L’excellence du langage n’est jamais conçue, on le voit, hors des lettres latines. Dans les termes qu’il emploie, on reconnaît des notions usuelles directement issues des traités de rhétorique latine (elegantia, aequalitas, ubertas, cultus, ductus…). Son idéal stylistique rappelle ainsi la définition du ductus (« la conduite de la phrase934 ») que donnait le grammairien Fortunatianus deux siècles plus tôt : insistant sur la nécessaire diversité de l’expression, ce dernier distinguait plusieurs types de ductus : « Combien y a-t-il de conduites de la phrase (ductus) ? Cinq : simple, subtile, figurée, oblique, mixte935 ». Ces adjectifs sont intéressants pour apprécier la variété stylistique de la Correspondance. En effet, tout en prônant un ductus « simple », Ennode utilise souvent, comme nous le verrons plus loin, un ductus « mixte » ou « figuré ». Il s’inscrit en cela dans une tradition rhétorique qui refuse d’opposer schématiquement le discours simple à l’expression complexe.

Toutefois, sa pratique de l’écriture ne se résume pas à une alternance des ductus. La prédominance du style « obscur936 » – pour reprendre le célèbre jugement d’Arnoul de Lisieux sur Ennode – semble bien en contradiction avec l’idéal de simplicité. Que reste-t-il, en effet, de la « simple beauté » (simplex cultus) si le lecteur bute sur l’expression contournée d’un style énigmatique ? Que reste-t-il de la « richesse de langue » (ubertas linguae) s’il ne trouve qu’un « coloris factice937 », une accumulation de « joailleries » ? « Quelle différence », s’exclame A. Dubois, « entre le style d’Ennodius et celui de ses maîtres classiques ! (…) On y chercherait en vain (…) le ton naturel de ces grands écrivains, même de ceux chez qui ce tour est mêlé d’un peu de manière. (…) Ennodius, par tous les raffinements du style, a contribué à transformer le latin littéraire en un idiome maniéré, compliqué à l’excès, d’une intelligence souvent difficile938 ». Plus proche de nous, A. de Vogüé oppose « la clarté et la simplicité » de Grégoire le Grand au « pédantisme » et à « la prétention » de l’évêque de Pavie939. Ces appréciations rappellent la critique d’Arnoul940 pour qui Ennode portait mal son nom941 et aurait dû s’appeler Innodius, « le tortueux942 ». Dès lors, comment concilier l’idéal de simplicité affirmé dans les épîtres et la difficulté de leur style ? S’il semble en effet paradoxal de célébrer la simplicité de l’expression dans une langue aussi recherchée, un lecteur du VIe siècle serait peut-être surpris par nos scrupules et notre étonnement. Car pourquoi Ennode mais aussi Symmaque, Sidoine943, Rurice, Avit et beaucoup d’autres se contrediraient-ils ? Par jeu, par provocation, par maladresse ? Certes, Ennode reconnaît volontiers les carences de son style : « La maigreur de ma science éclate aux yeux de tous (…)  ; moi, je suis seulement capable de vous louer plutôt que de vous imiter944 ». Et il s’excuse parfois d’« avoir chargé le porteur d’un bagage indigeste où l’art fait complètement défaut945 ». Mais peut-on voir autre chose, dans ces lignes, que la topique de la modestie ?

Pour tenter de comprendre le sens de l’esthétique épistolaire d’Ennode, il convient d’analyser les procédés – volontaires ou non – qui suscitent l’« obscure lumière » de ses épîtres. Toutefois, notre étude n’a pas pour objectif de refaire le travail d’A. Dubois ni d’établir une nouvelle typologie des figures de style employées mais d’identifier les procédés qui font naître la complexité et recèlent la signification profonde de l’écriture d’Ennode.

Notes
932.

Voir epist. 6, 23, 2 à Parthenius : ductus oratiunculae tuae (…) Latiaris uenae sapore radiauit : « la conduite de la phrase (ductus) de ton petit discours (…) a brillé par la veine savoureuse du Latium ».

933.

Epist. 2, 6, 3 à Pomerius : Romanam aequalitatem et Latiaris undae uenam (…).

934.

Quintilien emploie parfois ductus dans ce sens technique (inst. 9, 4, 30, éd. et trad. J. Cousin, 1978, p. 239 (CUF)  : transfer hoc ultimum : minus ualebit. Nam totius ductus hic est quasi mucro… ; « changez de place le dernier mot ; il aura moins d’effet. Car il est comme la pointe de l’arme de toute la conduite de la phrase… »).

935.

Fortun. rhet. 1, 5, éd. et trad. italienne L. Calboli Montefusco, 1979, p. 12 : Ductus quot sunt ? Quinque : simplex, subtilis, figuratus, oblicus, mixtus.

936.

Arnoul de Lisieux, epist. 27 à Henri de Pise, p. 37 : difficilis et obscurus (…) sermo tenebrosus (Voir citation complète et commentaire, chapitre 1, p. 55 note 112).

937.

Dubois, p. 489.

938.

Id., p. 487-488.

939.

Grég. M., Dialogues, I, voir introduction d’A. de Vogüé, p. 83 (SC 251).

940.

Voir chapitre 1, p. 47-51.

941.

L’adjectif enodis signifie « sans nœuds », « coulant », « facile » (Verg. georg. 2, 78 ; Plin. epist. 5, 17, 2). Dans le Libellus pro Synodo, au moment le plus grave de l’affrontement contre les partisans de Laurent, Ennode joue lui aussi avec l’adjectif enodis dans sa violente diatribe contre les schismatiques (opusc. 2, 81 : Ecce enode est, quod ad laqueum praeparastis…).

942.

Arnoul de Lisieux, epist. 27 à Henri de Pise, p. 37 : (…) rectius Innodius quam Ennodius debeat appellari. Le néologisme Innodius est formé sur le verbe innodare qui signifie « nouer solidement », « ligoter », « entortiller » (Ambr. epist. 73, 2).

943.

La Correspondance de Sidoine Apollinaire, l’un des modèles épistolaires d’Ennode, a particulièrement souffert des préjugés sur la langue précieuse des auteurs de l’Antiquité tardive : selon l’historien F. Lot, cette littérature factice ne cherchait qu’à entretenir maladroitement un latin qui était défini sur les modèles classiques mais que personne ne parlait plus depuis longtemps (F. Lot, « A quel date a-t-on cessé de parler latin en Gaule ? », ALMA, 6, 1932, p. 97-159). Les travaux d’A. Loyen qui ont accompagné sa traduction ont contribué à réhabiliter la correspondance de Sidoine. Ils ont suscité un regain d’intérêt pour cet auteur et la littérature de son époque (voir A. Loyen, Sidoine Apollinaire et l’esprit précieux en Gaule aux derniers jours de l’Empire, 1943, 190 p. ; I. Gualandri, Furtiva lectio, Studi su Sidonio Apollinare, 1979, 208 p.).

944.

Ennod. epist. 2, 7, 4 à Firminus : mei macies longe se monstrat studii (…) ego uos tantum laudare magis quam imitari ualeo.

945.

Epist.2, 4, 3 à Olybrius : portitorem sarcina imperiti sermonis oneraui.