b) Le « goût pour l’hyperbate »

La complexité de la phrase est accentuée par l’ordre des mots et les ruptures de construction qui sont autant d’obstacles à l’intelligibilité : A. Dubois constate en particulier le « goût [d’Ennode] pour l’hyperbate949 », c’est-à-dire pour la séparation de deux termes étroitement liés par la construction grammaticale950. Il n’est pas rare de trouver cinq mots entre une préposition et son complément ou entre un adjectif et son substantif :

‘Quibus ornantur dotibus loca, quae lingua diues et dicendi peritus aspexerit, si religioso liceat sine discrimine confessionis enarrare proposito !951.’

Ces « combinaisons » sont « plus ou moins nuisibles à la clarté du style952 » mais nous ne croyons pas, comme l’écrit A. Dubois, qu’elles « produisent une impression de négligence953 ». Au contraire, ces emplois révèlent une recherche élégante d’expressivité comme l’illustre, dans la première épître de la Correspondance, un exemple remarquable :

‘deum precor, ut adulescentia in te, quae perfectionem primordiis monstrant, bonae frugis germina conualescant954. ’

Le rejet du nom germina à la fin de la proposition a pour effet de prolonger au maximum la métaphore agraire. Ainsi, la disjonction exprime avec force le long processus de germination contenue dans l’épithète adulescentia. Parmi les nombreuses hyperbates, un autre exemple significatif se tire de l’epist. 1, 14 à Faustus :

‘Quis ad curas meas se porrigat ? Quis aestus aequiperare ualeat tali diuisione distracti 955 ? ’

Dans la seconde interrogation, la séparation du substantif aestus et de son complément distracti matérialise le déchirement intérieur d’Ennode, qui correspond précisément au sens de distrahere. Dans la phrase suivante, la séparation du substantif auditu et du qualificatif ancipiti exprime avec une force particulière la longue incertitude d’Ennode :

‘Paginas uestras ilico me suggero subsequi debuisse et ad solacium meum uel propter recentem petitionem scripta prorogari, ne in ancipiti de profectione uestra animus meus pependisset auditu 956.’

Ces exemples montrent, parmi tant d’autres, que les structures complexes ne sont pas gratuites et qu’elles contribuent à l’expression du sens. Ils permettent aussi d’observer, dans le détail, la recherche rythmique caractéristique de la phrase d’Ennode, car leur fonction est aussi de clore la phrase par une cadence réglée.

Notes
949.

Dubois, p. 510.

950.

H. Lausberg, Handbook of Literary rhetoric. A Foundation for Literary Study, 1998, § 126, p. 877 : Lausberg définit précisément l’hyperbate comme une « figure qui consiste à intervertir, à renverser brusquement l’ordre naturel du discours pour exprimer une violente affection de l’âme ».

951.

Ennod. epist. 1, 6, 1 à Faustus : « De quelles vertus sont parés les lieux qu’a vus un homme à la langue riche et expert en l’art oratoire, s’il était permis de les décrire dans une intention religieuse, sans mettre en danger sa profession de foi ».

952.

Dubois, p. 510.

953.

Ibid.

954.

Ennod. epist. 1, 1, 6 à Jean : « Je prie Dieu que, grandissant en toi, les germes de la bonne semence, qui montrent la perfection dès les commencements, prennent encore de la force ». On voit que la traduction ne peut pas respecter l’hyperbate sans contorsion.

955.

Epist. 1, 14, 5 à Faustus : « Qui pourrait venir au devant de mes soucis ? Qui pourrait égaler les troubles d’un homme ainsi écartelé ? ».

956.

Ibid. : « vous auriez dû payer d’avance le tribut de vos lettres pour éviter que mon cœur ne fût suspendu, au sujet de votre départ, à des ouï-dire incertains ».