a) Les deux types d’ambiguïtés : définition

L’œuvre d’Ennode fait apparaître de nombreuses ambiguïtés qu’il serait vain de vouloir « expliquer » par la seule complexité de la langue tardive ou la maladresse de son auteur. Celui-ci est le premier à condamner les ambiguïtés dues à la seule impéritie : « Lorsqu’un entretien rugueux révèle les limites étroites d’un maigre talent, qu’un auteur, en mettant en ordre ce qu’il a conçu, n’intercale pas le temps d’une nuit pour prendre soin du style et que, par l’ambiguïté d’un discours nébuleux, il fait naître, de l’exposé même, un sorte d’aveuglement : qui (…) ne mépriserait pas l’affection d’une telle personne ?968 ». Blâmant l’obscurité des auteurs maladroits, Ennode considère au contraire le véritable échange épistolaire comme un moyen de clarifier la pensée et de lever les ambiguïtés. Il s’en explique à son ami Faustus auquel il reproche son silence sur des événements majeurs : « vous auriez dû payer d’avance le tribut de vos lettres pour éviter que mon cœur ne fût suspendu, au sujet de votre départ, à des ouï-dire incertains969 ». En réalité, si l’ambiguïté involontaire est synonyme de maladresse, l’ambiguïté volontaire révèle au contraire l’habileté et l’invention de l’auteur. En affirmant que « l’habile défaut de soin se présente comme la garantie du génie (artifex incuria)970 », Ennode insiste sur « l’artifice » et distingue clairement l’elocutio artifex de l’elocutio plana, l’expression plate et sans relief. Cette distinction est reprise, quelques années plus tard, dans le petit traité de direction morale et littéraire destiné aux jeunes Ambrosius et Beatus, la Paraenesis Didascalica 971.

L’elocutio artifex définit une poétique de l’ambiguïté qui consiste à dire plus qu’on n’en a l’air, c’est-à-dire à tenir ensemble plusieurs registres de langage et à superposer plusieurs niveaux de sens. Il serait donc aussi réducteur de résumer la Correspondance à son apparence superficielle que de nier ce premier niveau de lecture. L’étude de l’ambiguité suppose la restitution des différentes possibilités de sens : comme l’écrit Quintilien, « si cela peut se faire [=si l’ambiguïté peut être levée], c’est qu’il n’y a pas d’amphibologie972 ». Il y a ambiguïté volontaire si seulement plusieurs interprétations sont possibles. Cette définition de l’ambiguïté est fondamentale pour comprendre l’écriture d’Ennode et la réception de ces lettres tantôt appréciées pour leur contenu et leur forme, tantôt critiquées pour leur « indigence de pensée973 » et leur « maniérisme outrancier974 ». L’écriture même d’Ennode, en mettant en œuvre l’ambiguïté par des procédés syntaxiques et lexicaux, induit des réactions contrastées.

Notes
968.

Ennod. epist. 1, 8, 2 à Firminus : Vbi scaber sermo angustiam pauperis signat ingenii nec conceptum suum in ordinem digerendo noctem studio elocutionis interserit et nebulosae narrationis ambiguo quandam generat de ipsa explanatione caecitatem : quis non personae talis (…) spernat affectum ?

969.

Epist. 1, 14, 5 à Faustus : Paginas uestras ilico me suggero subsequi debuisse (…) ne in ancipiti de profectione uestra animus meus pependisset auditu.

970.

Ibid: lex est in epistulis neglegentia et auctorem genii artifex se praebet incuria.

971.

Opusc. 6, 11, Ennodius Ambrosio et Beato : [grammatica] adulescentium mentes sapore artificis et planae elocutionis inliciat.

972.

Quint. inst. 7, 9, 13, éd. et trad. J. Cousin, 1977, p. 180 (CUF) : nam si id fieri potest amphibolia non est.

973.

E. Stein, Histoire du Bas-Empire , II : De la disparition de l’empire d’Occident à la mort de Justinien (476-565), (édition française par J.-R. Palanque), 1959, p. 126.

974.

Ibid.