b) Les jeux de mots et les oxymores

L’épistolier prenait plaisir à glisser ça ou là un discret jeu de mots, portant aussi bien sur des noms communs que sur des noms de personnes975. Cette prédilection se traduit par une accumulation d’exemples dans une même lettre, comme l’epist. 1, 24 à Astyrius qui a choisi de se retirer dans les Alpes : « (…) à force de regarder les cimes verglacées, une neige inattendue est apparue sur ton chef976 ». Par ce jeu de mots, Ennode insinue que le spectacle incessant des cimes enneigées a accéléré le vieillissement d’Astyrius dont la tête a blanchi, sans pour autant qu’il devienne plus sage. Mais il ne s’arrête pas là : « tu te nourris même de glands », poursuit-il, « chose qui a été confirmée par les ‘beautés’ de ta lettre quand la signification d’un tel aliment s’est manifestée dans l’éructation d’un esprit boursouflé et d’un style alpestre 977  ». L’expression Alpini sermonis recèle peut-être un autre jeu de mot plus subtil : Alpinus est en effet le surnom donné par Horace à M. Furius Bibaculus de Crémone dont il se moque en des termes qui rassemblent les deux adjectifs appliqués à Astyrius978. Ce poète médiocre a laissé un poème sur la guerre des Gaules où se trouve notamment une description ampoulée des Alpes à laquelle peut faire écho l’expression d’Ennode in ructu turgidi pectoris et Alpini sermonis. D’autres exemples illustrent le goût d’Ennode pour ce type de figure : ainsi, lorsqu’il écrit à Florianus que « l’amour de l’oraison [l’]a éloigné des figures oratoires979 », le jeu de mots entre oratorium et orationis souligne l’antithèse entre prière et éloquence. Cet exemple montre – aussi paradoxal qu’il puisse sembler – qu’Ennode ne manque jamais l’occasion d’un bon mot ou d’une figure de style980, même dans une phrase où il déclare précisément ne plus s’intéresser aux « fleurs de la rhétorique » !

Son intérêt est plus grand encore pour un type de jeux de mots, les oxymores, qui accentuent l’ambiguïté de l’expression par leur caractère paradoxal. Si certains révèlent avant tout le plaisir de rapprochements audacieux (« douce pénitence981 », « obscure splendeur982 », « larmes de joie983 », « artiste défaut de soin984 », etc.), ils permettent parfois d’attirer l’attention sur des idées essentielles, comme l’image répétitive du puer-senex 985, appliquée au jeune consul Avienus986 qui incarne l’héritage du passé impérial et l’intégration de cet héritage dans le présent. À ces exemples connus s’ajoutent des oxymores plus originaux comme l’évocation « des chutes triomphales987 » d’Antée qui est « victorieux lorsqu’il est à terre988 ». Si le lexique peut être le moyen d’exprimer des paradoxes, Ennode prend aussi un certain plaisir à jouer avec le code épistolaire.

Notes
975.

Il joue par exemple avec le nom de son célèbre disciple Arator dont le nom signifie « laboureur » : voir dict. 9, 12, Praefatio quando Arator auditorium ingressus est : cum te grauidis scientiae culmis ornaueris, tunc te magnum dici conueniet Aratorem ; « lorsque tu te seras paré des épis féconds du savoir, alors on pourra dire que tu es un grand Laboureur ».

976.

Epist. 1, 24, 1 à Astyrius : (…) ubi tibi, dum pruinosa respicis iuga, adparuit inauspicata nix capitis.

977.

Id. : etiam glande te uesci scriptione signasti. Cuius rei fidem litterarum tuarum decora fecerunt, cum cibi huius significantia in ructu turgidi pectoris, et Alpini sermonis adparuit. La dévalorisation des Alpes, la critique stylistique et l’exhortation morale montrent bien que, dans l’esprit d’Ennode, le mode de vie, le style et la morale ont un rapport étroit. Le lien intrinsèque entre la parole et la morale se trouve, à des degrés différents, aussi bien dans la représentation païenne du uir bonus (voir Quint. inst. 12, 1) que dans les règles monastiques où la recherche de l’humilité est subordonnée à la maîtrise du langage et au rejet de la parole superflue (voir Bened. reg. 7, 56 : nonus humilitatis gradus est, si linguam ad loquendum prohibeat monachus et taciturnitatem habens, usque ad interrogationem non loquatur : « Le neuvième degré de l’humilité est celui où le moine garde sa langue et, cultivant l’amour du silence, ne parle que s’il est interrogé », trad. H. Rochais).

978.

Voir Hor. sat. 1, 10, 36, éd. et trad. F. Villeneuve, 1946, p. 105 (CUF) : turgidus Alpinus.

979.

Ennod. epist. 1, 16, 4 à Florianus : (…) oratorium schema affectus a me orationis absciderit (…).

980.

Il faut reconnaître toutefois que les jeux de mots ne sont pas tous d’une égale finesse : ainsi, dans une lettre au grammaticus Deuterius qui est en passe de perdre la vue, insiste-t-il, non sans une certaine lourdeur, sur le double sens de lumina (yeux / éclats) : epist. 1, 19, 3 : « Tes regards, je te le demande, sont-il émoussés par le nuage de la douleur, toi dont les vers sont si brillants ? ».

981.

Epist. 1, 19, 1 à Deuterius : dulcem tribuit culpa mercedem.

982.

Ibid. : obscura (…) splendore. Il ne s’agit pas ici d’un oxymore puisque ces deux termes ne sont pas au même cas. Mais leur proximité dans la phrase traduit la volonté de faire coexister ces deux mots de sens contraires.

983.

Epist. 2, 10, 3 à Faustus : cum lacrimoso gaudio.

984.

Epist. 2, 13, 1 à Olybrius : artifex incuria.

985.

L’idéal politique du puer-senex est évoqué à propos d’Avienus, le jeune défenseur d’une tradition antique. La précocité des êtres d’exception est un thème fréquent dans l’Antiquité : elle a été soulignée en particulier par le philosophe stoïcien Ariston de Chios, si l’on en croit Sénèque (voir epist. 36, 3). Devenu un lieu commun dans la littérature latine, le motif du puer-senex se trouve dans de nombreux textes classiques (voir Cic. Cato 38 ; Verg.Aen. 9, 311) et dans les panégyriques des « princes enfants » de l’Antiquité tardive, tels Gratien et Valentinien II (voir Curtius, p. 122).

986.

Epist. 1, 5, 7 à Faustus : limen felicis infantiae consul meus cum honore senis ingressus est ; voir aussi epist. 2, 10, 3 à Faustus : canus iam in puero sensus.

987.

Epist. 1, 9, 1 à Olybrius : triumphalium Anthei casuum faciens mentionem.

988.

Epist. 1, 9, 2 à Olybrius : elisus uinceret.