d) L’image de l’ambiguïté dans les épîtres : res daedala 999

La recherche de l’ambiguïté ne concerne pas seulement le code épistolaire, la syntaxe ou le lexique. Elle dépasse parfois la mise en œuvre de procédés ponctuels et porte sur la totalité d’une lettre dont l’intention reste jusqu’au bout ambiguë. Par exemple, il est bien difficile de savoir si l’epist. 1, 4 à Faustus est sérieuse ou plaisante : Ennode se plaint-il véritablement des accusations qu’on lui porte (un vol bien mystérieux) ou développe-t-il une fable littéraire pour se moquer, avec son correspondant, d’un homme qu’il finit par ridiculiser ? « Puissé-je avoir la chance, sauf le respect dû à votre Grandeur, de me trouver en sa présence et, conformément aux commandements de Dieu, de rosser, autant que mon cœur le souhaite, le dos d’un si grand homme1000 ». L’epist. 1, 16 à Florianus est elle aussi équivoque : Ennode reproche-t-il à son correspondant d’avoir critiqué son style maniéré ou de lui avoir adressé des louanges excessives et hypocrites ? « Y a-t-il donc quelqu’un qui peint son front de séductions trompeuses et ruine une réputation par une attaque violente (…) ? Qui, par la saveur variée de son entretien, irrite le gosier de ses amis voraces au point de changer totalement le pacte conclu en distillant des paroles flatteuses ?1001 ». Nous pourrions multiplier les exemples de lettres à double sens qui permettent à l’auteur de manifester son mécontentement sans mettre en péril ses relations avec le destinataire. L’ambiguïté est poussée si loin dans certains cas qu’Ennode explique le sens de l’épître dans la dernière phrase pour prévenir la susceptibilité de son destinataire : ainsi, après avoir vanté puis critiqué la description que Faustus avait faite du Larius, Ennode résume son propos : « je n’ai pas écrit cela comme qui penserait autrement que vous, mais pour que le lecteur reconnaisse de cette façon qu’il vaut mieux lire une Côme de votre plume que la voir elle-même1002 ».

Ces exemples montrent que la recherche de l’ambiguïté ne se réduit pas à quelques procédés stylistiques. Elle est l’un des principes de l’écriture d’Ennode qui cultive même l’image de l’ambiguïté dans l’epist. 1, 9 : l’auteur évoque le combat d’Hercule et d’Antée1003, ce géant terrifiant, fils de Gaia et de Poséidon, qui tuait les voyageurs en Libye. Le style alambiqué tente de reproduire l’étonnante nature d’Antée, ce géant qui n’est jamais aussi fort que lorsqu’il est à terre et qu’il faut redresser pour espérer le vaincre : « Une fable fort ancienne raconte que, pour éviter qu’une fois jeté à terre, il ne fût victorieux, Antée fut privé du soutien de sa mère quand il cessa de tomber1004 ». Ennode aime les représentations ambivalentes. C’est pourquoi il s’attarde sur les « chutes triomphales1005 » d’Antée qui ne fournissent pas seulement un oxymore mais qui font de ce géant une figure de l’ambiguïté dont Hercule ne vint à bout qu’au moyen d’une ruse daedala. L’expression res daedala est elle-même ambiguë car cette « chose ingénieuse » est à la fois la ruse d’Hercule et l’exemple astucieux qu’elle pourrait fournir si elle n’était pas contraire à l’intention des amitiés. Pourtant l’image d’Antée a ses propres limites car il ne s’agit pas de « vaincre » les ambiguïtés. Il faut les respecter, au contraire, et restituer leurs différents degrés de significations. C’est pour cette raison, semble-t-il, qu’Ennode portait un intérêt particulier au genre épistolaire dont il aimait la souplesse. En offrant plusieurs niveaux de langage, l’échange épistolaire ouvre l’espace d’une communication réservée à ceux qui en possèdent les clefs. Cet élitisme épistolaire s’accomplit dans une recherche d’expressivité qui contribue, plus que tout autre procédé, à l’hermétisme de la langue d’Ennode.

Notes
999.

Epist. 1, 9, 2 à Olybrius : res scilicet daedala memoratu.

1000.

Epist. 1, 4, 8 à Faustus : Contingat mihi, salua magnitudine uestra, coram posito secundum mandata Dei, tanti uiri, prout habet animus meus, terga mulcare.

1001.

Epist. 1, 16, 1-2 à Florianus : Quisquamne coloratis frontem pingit inlecebris et famam ualida inpugnatione labefactat (…)  ? Qui uario sapore conloquii edacium amicorum fauces inritat, ut dum blanda subicit, definita permutet ?

1002.

Epist. 1, 6, 7 à Faustus : (…) haec ego non quasi a uobis diuersa sentiens scripsi, sed ut ex istis lector agnoscat, Comum per stilum uestrum melius esse legere quam uidere.

1003.

Voir aussi dans la dict. 27, 1, Verba Iunonis cum Anteum uideret parem uiribus Herculis extitisse.

1004.

Epist. 1, 9, 2 à Olybrius : Anthaeum fabella senior ne elisus uinceret, matris solacium, postquam coepit non cadere, loquitur perdidisse.

1005.

Ibid. : triumphalium casuum.