a) L’extrême uariatio : le goût du détail

La grande diversité des thèmes s’explique, nous l’avons vu1006, par la réalité des échanges épistolaires. Il n’est pas possible de dresser une liste exhaustive de tous les thèmes abordés dans les cinquante-quatre lettres, dans lesquelles sont traités des sujets culturels (l’excellence oratoire, l’enseignement rhétorique, la célébration de l’effort et du travail), des sujets religieux (Dieu, la morale chrétienne, les controverses religieuses), des sujets relatifs à la sociabilité épistolaire (l’affection, l’amitié, la parenté, l’oubli, le mépris, la santé défaillante d’un correspondant).

Les différents thèmes se traduisent par la diversité tonale de ces correspondances qui expriment tantôt la déploration (epist. 2, 1 à Armenius), les congratulations (epist. 2, 24 à Faustus), l’encouragement (epist. 1, 1 et epist. 1, 10 à Iohannes), tantôt la critique (epist. 1, 16 à Florianus ; epist. 1, 24 et epist. 2, 12 à Astyrius ; epist. 2, 15 à Euprepia ; epist. 2, 18 à Iohannes), l’indignation (epist. 1, 4 ; epist. 1, 7 et epist. 2, 23 à Faustus), la polémique (epist. 2, 19 à Constantius), l’éloge (epist. 1, 5 à Faustus), mais aussi la parodie de l’éloge (epist. 1, 6 à Faustus), l’ironie (epist. 2, 28 à Avienus), et même l’humour (epist. 1, 4 à Faustus)… Ennode passe parfois d’une tonalité à l’autre dans une même épître dissipant ainsi le risque de monotonie : par exemple, dans l’epist. 1, 4, il se défend d’avoir commis le larcin dont on l’accuse. Le choix des termes, culpa, accusare, admissor, scelus, crimen, apparente ce texte à une plaidoirie dans laquelle il déploie son talent d’avocat. Mais l’accumulation des références bibliques et païennes produit finalement un effet presque comique. Elle donne à cette lettre le ton d’une fabula (une fabula christiana ?) où viennent plaider les Patriarches, Augustin et les héros de la comédie antique. L’impression est confirmée par la chute finale : un Ennode atrabilaire rossant un homme dont la fausse grandeur, sociale ou physique, accroît le ridicule ! L’humour a pour effet d’alléger le ton pesant de cette plaidoirie et, partant, de désamorcer un conflit latent qui pouvait s’aggraver. Cette chute plaisante et la diversité de tons se rapportent à la « comédie » épistolaire recommandée par certains rhéteurs1007.

Ennode va plus loin : la recherche de la diversité atteint la virtuosité dans la uariatio lexicale. Elle se traduit d’abord par l’exploration – presque exhaustive – de certains champs sémantiques dans une même épître. Par exemple, l’epist. 2, 26 à Liberius qui est un hymne à l’amicitia épistolaire recourt à la synonymie pour qualifier l’épître (epistulae, scriptio, sermo, pagina) ou l’échange épistolaire (epistularis confabulatio, paginale conmercium, litteraria communio, religio dirigendae paginae, linguae testimonium). Cette courte épître exprime également, avec des termes de sens voisins, les nuances de l’amitié (diligentia, affectio, caritas, amicitia, amor 1008) et celles de la parole (confabulatio, uox, sermo, ora, loquella, lingua, sententia). Ces exemples de uariatio lexicale sont nombreux comme l’illustre encore l’epist. 2, 1 à Armenius où l’on repère une dizaine de termes exprimant la tristesse : tristitia, ululatus, gemitus, dolor, lamenta, anxietas, maeror, maestitia, plangens, singultus.

La recherche de la uariatio lexicale donne parfois l’impression d’une expression répétitive dont témoignent certains pléonasmes : profectuum augmenta (« les accroissements des progrès1009 »). Mais elle tourne parfois à la virtuosité, comme le montre l’epist. 2, 28 à Avienus, le fils de Basilius, qui avait demandé une lettre à Ennode après avoir montré un goût très limité pour son style. Dans cette épître chargée d’ironie, Ennode cherche discrètement à éblouir son lecteur et à lui donner, au passage, une leçon de style : l’expression expectantur saepe fastidita conloquia 1010 est exactement redoublée par une autre expression de même sens mais au moyen de synonymes desiderantur frequenter contempti affatus 1011. Ce même texte contient aussi plusieurs répétitions de mots (ecce, sententia, uerecundum, conloquium, pagina, amare, dignare) et explore le champ lexical de la parole de façon assez surprenante dans une lettre qui fait l’éloge du silence (uox, garrulitas, loquacitas, affatus, conloquium, sermones, sententia). La richesse du lexique tient donc moins aux audaces lexicales, qui sont rares1012, qu’à la diversité des champs lexicaux (la culture, la nature, le droit, la religion, la politique et la hiérarchie sociale).

Toutefois, aussi diverse que soit l’inspiration, elle laisse clairement apparaître deux tendances majeures de la latinité tardive : le goût pour l’expression abstraite et le style de chancellerie. Dans les épîtres, le nom concret est souvent remplacé par le substantif abstrait qui en dérive, creduli par credulitas (epist. 1, 1, 4), res aduersae par aduersitas (epist. 2, 14, 5). Dans d’autres cas plus nombreux, le nom abstrait désigne le caractère propre d’une chose ou d’une personne : astutia ueterum (epist. 1, 5, 3), frequentia litterarum (epist. 1, 24, 1), anxietas prouincialium (epist. 1, 26, 3), precum adsiduitas (epist. 2, 15, 6), infelicitas pupilli (epist. 2, 23, 2), ariditas mea (epist. 1, 12, 4), paruitas mea (epist. 1, 3, 5). La majorité des noms abstraits se rencontre toutefois dans l’emploi de titres de respect, de charges et de formules ayant un rapport avec la hiérarchie sociale ou l’administration : amplitudo uestra (epist. 1, 21, 1), claritas tua (epist. 1, 1, 5), dignatio uestra (epist. 1, 3, 5), magnitudo uestra (epist. 2, 18, 2), reuerentia uestra (epist. 1, 14, 6), sublimitas tua (epist. 1, 2, 1 ; 1, 23, 1 ; 2, 12, 1 ; 2, 13, 7), unianimitas uestra (epist. 2, 18, 1).

Si la tendance à l’abstraction est caractéristique de la latinité tardive, elle s’explique moins, croyons-nous, par « l’influence du christianisme et les progrès de l’analyse morale1013 » que par l’influence du style protocolaire d’usage dans les chancelleries. Le formalisme protocolaire est visible dès la première épître dans laquelle alternent les expressions abstraites1014 et le vocabulaire institutionnel1015 :

‘Cum uoluerit, (…) [diues lingua] ueri adstipulatione repraesentat. Timere te scriptionem quasi fronte tener insinuas, dum declamationum pompam refuga laudis deposcit adsertio. (…) ego noctem conscientiae meae, etsi non fugio, noui tamen aestimare. Graues hiatus patitur alienae gratiae commissa credulitas ; (…) nouitatem sensuum monstras serenitate sermonum et ueteris decora prosapiae nouelli uincis nitore conloquii. (…) Sit forte in aestimatione arbitrii mei defrudata cognitio 1016.’

L’empreinte particulièrement marqué du style protocolaire sur l’écriture d’Ennode peut avoir plusieurs causes : le diacre de Milan était une figure importante de la chancellerie pontificale pour laquelle il rédigea plusieurs discours et épîtres officielles. Indépendamment de cette charge, il était amené à adopter, dans sa Correspondance, une phraséologie qui respectât la hiérarchie des rapports sociaux et la terminologie institutionnelle. Cet aspect technique du style d’Ennode, renforcé par un grand nombre de termes juridiques1017, rend compte du formalisme répétitif qui caractérise certaines lettres. Il permet de comprendre pourquoi les Épîtres d’Ennode ont été transmises dans les écoles d’ars dictaminis, au XIIe siècle1018, qui considéraient le style de chancellerie comme un modèle d’écriture épistolaire.

Dans l’ensemble de la Correspondance, l’emploi de registres différents, la prédilection pour les mots abstraits et la constitution de véritables blocs nominaux font obstacle à une intelligibilité immédiate. S’opposant à une conception classique de la fluidité latine, ils délivrent une conception monumentale de l’architecture épistolaire. Ils montrent que, si le matériau (le lexique) ne manifeste pas d’originalité remarquable, c’est sa mise en forme qui surprend et témoigne de l’invention d’Ennode. Ce que confirment la surabondance et le traitement des images – le trait le plus frappant de la préciosité des épîtres – qui nous plonge au cœur de la recherche stylistique d’Ennode.

Notes
1006.

Voir chapitre 3, p. 121-122.

1007.

L’agrément est un des « préceptes littéraires de la lettre selon Iulius Victor » (Bruggisser, p. 20-22 : « La lettre ne doit pas provoquer la lassitude auprès du lecteur. (…) Non seulement l’épistolier doit s’abstenir de thèmes rébarbatifs, mais il est encore invité, sans tomber dans l’excès, à pratiquer l’humour, en abordant des sujets plaisants ou en adoptant un ton plaisant » ; P. Bruggisser cite l’Ars rhetorica de Julius Victor, p. 106, lignes 4-6).

1008.

 Ennode emploie d’autres mots dans un sens voisin : concordia, fauor, gratia, communio.

1009.

 Ennod. epist. 1, 5, 8 à Faustus.

1010.

 Epist. 2, 28, 2 Avienus.

1011.

 Epist. 2, 28, 3 Avienus.

1012.

 Si la lecture des livres I et II confirme la rareté des audaces lexicales (voir chapitre 5, p. 172, note 78), les exemples que nous pouvons relever acquièrent une force particulière. Par exemple, le premier mot de l’epist. 1, 4 à Faustus, anagnosticum, est un terme grec qui semble utilisé pour la première fois en latin par Ennode (voir aussi epist. 8, 5, 4). Il ne s’agit pas à proprement parler d’un néologisme mais plutôt d’un « calque » du grec, directement latinisé, qui accroche d’emblée l’attention du lecteur.

1013.

Dubois, p. 301.

1014.

Nox conscientiae meae, hiatus, gratia, credulitas, nouitas sensuum, serenitas sermonum, in aestimatione arbitrii mei defrudata cognitio.

1015.

Adstipulatio, insinuare, adsertio.

1016.

Ennod. epist. 1, 1, 1-5 : « Quand [une riche éloquence] le veut, elle (…) représente avec la recommandation de la vérité. Tu me fais savoir que tu as peur d’écrire comme si tu ne savais pas faire front alors que ton affirmation de fuir la louange réclame la pompe des déclamations et se montre éprise de gloire quand elle prétend épargner ta pudeur (…).Quant à moi, bien que je n’échappe pas à l’obscurité de mon esprit, je sais néanmoins la reconnaître. Il souffre de lourdes pertes celui qui se confie naïvement à la bienveillance d’autrui (…) ; tu exprimes la nouveauté des pensées par la pureté des entretiens et tu dépasses les gloires de ton antique lignée par l’éclatante nouveauté de ta conversation. (…) Soit, je veux bien que la connaissance ait fait défaut aux appréciations de mon jugement ».

1017.

Certaines lettres contiennent de nombreuses notions juridiques et finissent par ressembler à des textes de procédure : par exemple, l’epist. 1, 4 à Faustus, dans laquelle Ennode se défend d’avoir « volé » son correspondant, abonde en termes de droit et remplit la fonction d’une plaidoirie : commissor, reus, petitio, accusantis subire personam, culpa, nomen incessere, sceleris admissor. Il en est de même pour l’epist. 1, 7 à Faustus dans laquelle Ennode se défend d’avoir volé deux esclaves et évoque la procédure de l’audentia episcopalis : ille, retentator, inpugnator, propugnator, aduocanda regia defensio, accusatores, testis, interpellatio publica.

1018.

Voir chapitre 1, p. 46-49.