Les deux premières parties de ce chapitre ont mis en évidence le paradoxe entre l’idéal d’une « beauté simple » et la pratique complexe d’une écriture éblouissante. L’« habile défaut de soin1069 » célébré par Ennode semble bien éloigné de la « négligence diligente » recherchée par Cicéron1070. Le premier y a gagné la réputation d’un auteur affecté alors que le second incarne la fluidité classique. L’un et l’autre visent pourtant une impression de négligence qui correspond à une longue tradition esthétique, qui prend racine dans l’Antiquité et trouve sa formule à l’époque moderne : l’un des principaux théoriciens de la Renaissance, B. Castiglione1071, a forgé le mot « sprezzatura » pour décrire la synthèse de l’art et de la nature dont les œuvres de son ami Raphaël atteignent le plus haut degré. La « sprezzatura » est l’apparente désinvolture « qui cache et qui montre que ce que l’on a fait et dit est venu sans peine et presque sans y penser1072 ». Castiglione voit dans cette attitude la source de la grâce : « le véritable art est celui qui ne paraît pas être de l’art, et on doit par-dessus tout s’efforcer de le cacher1073 ». Contemporain des premiers élans du « maniérisme », Castiglione peut mesurer la distance qui sépare les maîtres de la Renaissance et les peintres qui imitent leurs « manières ». Il peut décrire la difficulté que rencontrent les adeptes de la grâce lorsqu’ils n’ont pas le talent de Raphaël : dès que l’art se fait voir, la grâce n’est plus que de l’affectation.
L’esthétique épistolaire d’Ennode illustre-t-elle ce travers ? Et fait-elle de lui un auteur « maniériste1074 » ? Ennode n’est pas un lointain précurseur d’une théorie de « l’art pour l’art ». S’il est bien loin de toute forme d’atticisme, il n’est pas non plus un héritier de l’asianisme1075 et il nous semble vain de juger à tout prix son style à la lumière des canons établis par Cicéron et Quintilien. Il faut imaginer plutôt le tour de force stylistique des auteurs de l’Antiquité tardive, à la fois héritiers de la culture antique et acteurs d’une période de profondes mutations. Pour concilier l’éclat de leur culture et les exigences d’un monde en construction, il leur fallait inventer un idiome adapté à leur époque et à leur religion en poursuivant l’effort entamé depuis deux siècles. La recherche stylistique n’était pas perçue par les Pères de l’Église comme un obstacle à l’enseignement de la « simple doctrine1076 » du christianisme : elle remplissait au contraire une fonction pédagogique en offrant aux lecteurs une représentation métaphorique de la Vérité1077. Un style recherché était source de richesses, de vitalité et de profondeur. « Parler latin », ce n’était plus seulement loqui latine mais « orner de richesses », ornare dotibus 1078 : la beauté du style ne pouvait faire l’économie de la richesse (ubertas 1079) de la langue. Même si les temps ont changé depuis Ambroise ou Augustin, il serait bien arbitraire de croire que les épistoliers du début du VIe siècle aient pu concevoir l’écriture comme un moyen de fuir – un « divertissement » – ou cultiver pour elle-même une langue insignifiante.
Toutefois, si la préciosité ennodienne illustre la « mentalité esthétique1080 » d’une époque qui considérait la rhétorique comme source d’efficacité et de richesses, sa particularité irréductible ne saurait se réduire à un syncrétisme tardo-antique qui gommerait son originalité et sa fonctionnalité propres. Elle correspond en effet à une tentative originale d’écriture de la lumière et à une habile stratégie de communication.
Ennod. epist. 2, 13, 1 : lex est in epistulis neglegentia et auctorem genii artifex se praebet incuria ; « la négligence est de règle dans les épîtres et un habile défaut de soin se présente comme la garantie du génie ». L’oxymore artifex incuria, qui exprime l’idéal stylistique d’Ennode, justifie les nombreux paradoxes de son écriture épistolaire.
Cic. orat. 23, 76-78, éd. et trad. H. Bornecque, 1921, p. 30-31 (CUF) : solutum quiddam sit nec uagum tamen (…). Quaedam etiam neglegentia est diligens. (…) fit enim quiddam (…) quo sit uenustius, sed non ut appareat ; « qu’il y ait un certain abandon qui ne soit pourtant pas du laisser-aller (…). Il y a une certaine négligence diligente. (…) On fait quelque chose (…) pour avoir plus de grâce sans que cela paraisse ».
Le livre du Courtisan (Il libro del Cortegiano) a été publié en 1528. Nous utilisons ici la traduction française d’A. Pons (voir B. Castiglione, Le livre du Courtisan, 1991, 405 p.).
Id. livre I, XXVI, p. 54.
Id. p. 55.
Comme nous l’avons dit plus haut (introduction, p. 9), la notion de « maniérisme » nous semble impropre à l’esthétique des auteurs de l’Antiquité tardive. S’il fallait à tout prix proposer une catégorie moderne pour illustrer l’esthétique d’Ennode, le « gongorisme » nous semblerait plus adaptée. Néologisme formé à partir du nom du poète espagnol Luis de Góngora y Argote (1561-1627), le « gongorisme » désigne une expression marquée par le goût de l’hyperbole, de la périphrase et du détail poussé à son paroxysme chez un contemporain de Góngora, le poète italien Giambattista Marini (voir C. Esteban, « Góngora y argote (Luis de) », dans Encyclopaedia Universalis, t. 10, p. 579b : « la syntaxe [de Góngora], sacrifiant la clarté immédiate de la phrase à la composition architecturale mouvementée, est riche d’oppositions rhétoriques et de contrastes expressifs »).
Les origines et la signification de la querelle de l’asianisme et de l’atticisme sont bien mystérieuses (voir A.-M. Guillemin, compte-rendu de J. F. d’Alton, Roman literary theory and criticism, paru dans REL, 11, 1933, p. 503 : « Chacun parle avec assurance de la querelle de l’asianisme et de l’atticisme comme d’un incident connu et élucidé. Cependant, quiconque y regardera de près s’apercevra que nous ne savons ni l’origine du différend, ni la véritable substance de ce style asianiste »). Sur la querelle de l’asianisme et de l’atticisme dans l’Antiquité, voir Cic. Brut. 285-286, orat. 20-30 et Quint. inst. 12, 10.
Ennode emploie lui aussi l’expression simplex doctrina pour désigner le christianisme : epist. 2, 6, 5 : (…) professionem meam simplici sufficiat studere doctrinae).
L’abondance des images est un trait caractéristique de l’enseignement évangélique.
Ennod. epist. 1, 6, 1.
Epist. 2, 7, 3 ; Avit. epist. 10.
J. Fontaine, « Unité et diversité du mélange des genres et des tons chez quelques écrivains latins de la fin du IVe siècle : Ausone, Ambroise, Ammien », 1977, p. 432. Voir notre introduction, p. 13, note 20.