2. Une esthétique de l’« enluminure »

Cette écriture se caractérise d’abord par le choix des mots, des proverbes et des métaphores qui contribuent au symbolisme de la lumière, en représentant le soleil, la lune, les étoiles et les astres, symboles de la clarté éternelle et toute puissante1081. Mais la lux romana se traduit aussi par une véritable esthétique de la lumière.

L’extrême richesse de langue, par l’abondance des images, la uariatio du vocabulaire et l’accumulation des figures de style) correspond la fonction ornementale de la préciosité. Mais si l’ornement contribue à l’embellissement d’une œuvre, il ne se réduit pas à un décor marginal et insignifiant : pour prendre un exemple célèbre, l’extraordinaire composition végétale qui orne l’Ara Pacis était une des figures les plus marquantes de l’idéologie augustéenne. Ces rinceaux contiennent en effet le destin de la famille impériale et célèbrent le retour de l’âge d’or annoncé depuis des décennies1082. Le choix et la représentation d’un ornement manifestent l’invention de l’artiste qui parvient à puiser dans l’ornement ce qui fait sa force, lui donne son sens, exprime son univers. Expression privilégiée d’un acte créateur, l’ornement n’est pas une pièce rapportée, superflue et ostentatoire mais l’élément caractéristique d’une véritable invention.

La Correspondance, avec ses emprunts aux lettres profanes, présente deux types d’ornements : le premier est une citation introduite dans le texte sans retouche ni réécriture. Les cinquante-quatre premières épîtres contiennent par exemple de nombreuses citations de Symmaque mais aussi deux vers de Claudien cités in extenso et quelques expressions colorées de Térence1083. Ces emprunts contribuent à la richesse de la langue soit par l’originalité des mots cités (homuncio, mulcare, scabere…), soit par l’archaïsme morphologique (ut sies), mais ils entretiennent avant tout le sentiment d’un patrimoine littéraire commun aux correspondants d’Ennode. Dans certaines épîtres, ce premier type d’ornement donne l’impression d’un assemblage qui rappelle la juxtaposition des tessons dans l’art de la mosaïque, comme l’epist. 2, 19 qui constitue un centon scripturaire auquel se mêlent des citations de Symmaque et d’Ausone. Le second type d’ornement, de loin le plus important, reflète la mise en œuvre de l’acte créateur comme en témoignent les discrètes réécritures des citations profanes. Si le lecteur reconnaît ici ou là l’empreinte de Cicéron, de Virgile ou de Symmaque, il est frappé par la richesse de la réécriture qui a le plus souvent pour objectif de mettre en valeur une idée, un enseignement ou un verset de la Bible. L’emprunt littéraire est ainsi au cœur de l’invention stylistique d’Ennode, il remplit une fonction esthétique et pédagogique qui fait penser à celle des enluminures et des miniatures médiévales.

L’ornement ne vaut plus alors pour lui-même comme un trésor statique, mais il acquiert au contraire une valeur dynamique en donnant du sens et du prix à l’épître. Celle-ci s’ouvre souvent par un ornement qui, telle une lettrine, donne plus de force et de majesté à l’attaque. Le premier mot de chaque lettre est généralement court : la quasi-totalité d’entre eux contient un son dur, une gutturale ou une dentale, et une majorité (vingt-neuf sur cinquante-quatre) ne comportent qu’une ou deux syllabes (dum, acta, deus, quantus, idem, diu, quam, quae, numquam, quater, etc.). Dans les quinze autres cas (mots de plus de deux syllabes), les termes frappent l’attention du lecteur par l’expression d’un sentiment (amantem, iucunda, desiderio), d’un mot rare (anagnostici) ou emphatique (abundantem, superuacuis, dispendium) ou d’une citation littéraire condensée dans un simple écho :

Premiers mots d’épîtres d’Ennode Sources possibles
Epist. 2, 2, 1 : Silentium meum dolor exigit… Ambr. epist. 5, 25, 1, éd. O. Faller, 1968, p. 176 (CSEL, 82. 1) : Silentium meum rupit sermo clementiae tuae (…). Doleo enim fateor, dolor e acerbo.
Epist. 2, 6, 1 : Quousque tantum licebit absentiae ? Cic. Cat. 1, 1, éd. H. Bornecque, 1926, p. 5 (CUF) : Quo usque tandem abutere (…) patientia nostra ?
Epist. 2, 12, 1 : Profeticis oraculis sublimitas tua praestat obsequium… Ambr. epist. 10, 73, 24, éd. M. Zelzer, 1982, p. 47 (CSEL, 82. 3) : (…) propheticis oraculis species ecclesiae figuratur.
Epist. 2, 13, 1 : Vt tradit quaedam eloquentiae persona sublimis, lex est in epistolis neglegentia Symm. epist. 7, 9 à Symmaque, son fils, III, p. 50 : ingeniorum uarietas in familiaribus scriptis neglegentiam quandam debet imitari .
Epist. 2, 18, 1 : Probabiles causas habeo Symm. epist. 3, 17, 1 à Grégoire, II, p. 31 : habeo expostulandi tecum probabiles causas
Epist. 2, 19, 1 à Constantius : Abundo gaudio Symm. epist. 1, 22 à Ausone, I, p. 86 : Abundo gaudio

Les divers procédés qui mettent en valeur l’attaque de l’épître illustrent l’ingéniosité de la captatio épistolaire et confirment la densité de l’expression ennodienne. Le meilleur exemple est l’epist. 2, 26 à Liberius qui commence par une succession de cinq sentences présentées par l’auteur lui-même comme des « offrandes du commerce épistolaire » :

‘Aut alitur aut sustentatur scriptione diligentia. Ministra affectionis est epistolaris confabulatio. Muta caritas simulacrum praesentat ingrati. Depretiat genium suum quae in uocem non prorumpit, amicitia. Bene secretum pectoris reseratur claue sermonis. Dignatione uestra iam potior haec pro ingenii uiribus paginalis conmercii libamenta dedicaui, per quae usurpo uindicare mihi meritum plus amantis1084.’

Cet art de la formule constitue l’un des principaux mérites de la Correspondance et justifie l’intérêt des compilateurs médiévaux pour les sentences ennodiennes1085. Cette densité aboutit à une miniaturisation encore plus nette lorsque l’auteur accumule plusieurs effets stylistiques en un court passage, parfois en une seule phrase. Le procédé est assez remarquable dans l’epist. 1, 3 à Faustus dans laquelle Ennode justifie son inpudentia par un verset de l’Evangile de Luc après avoir imité librement deux vers des Géorgiques : « La cause de mon désir a été plaidée avec succès par le bénéfice de mes plaintes ; l’impudence a obtenu ce que ne procurait pas la politesse. (…) En envoyant sans cesse des pages sans valeur, j’ai reçu le prix du vainqueur. Ainsi la terre féconde donne-t-elle au laboureur le salaire de son travail quand il a retourné les mottes et, de chaque germe, la glèbe enfante une noble moisson ; ainsi répondent à la voix d’un seul homme les antres secrets des montagnes et quand son faible cri s’éteint, les éléments manifestent leur puissance. Ayant obéi, ce faisant, aux oracles de l’Évangile, j’ai recueilli le fruit de ce précepte conforme à la vérité, qui enseigne que, pour qui frappe souvent à sa porte, Dieu se lève et accorde, sinon pour son mérite, du moins pour son importunité1086 ».

Ce passage propose une exégèse rudimentaire qui est mise en valeur par les phrases précieuses qui l’introduisent : si l’évocation poétique de l’écho dans les chaînes de montagnes est directement inspirée de Virgile1087, l’accumulation des métaphores agraires (le travail du labour, la terre fertile et le sol desséché) rappelle aussi le cadre champêtre des Géorgiques. L’invention poétique d’Ennode se traduit enfin par le jeu savant des sonorités : la cadence interne de la phrase est accentuée par des jeux de rime qui, dans cette longue phrase en prose, donnent l’impression d’une isocolie ou du moins d’un parallélisme poétique sans toutefois justifier la notion de « vers », qui serait contraire à la distinction classique des genres.

sic usuram cultori uexatis reddit uber terra caespitibus
et feturam nobilem de singularibus parturit gleba germinibus ;
sic ad uocem unius hominis montium secreta respondent
et, dum angustus clamor uincitur, ualetudinem suam elementa manifestant 1088.’

Un tel exemple illustre le dynamisme de la réécriture ennodienne : le style et l’univers de Virgile se fondent dans la langue d’Ennode pour lui donner la densité et la beauté qu’il recherche. Il confirme que la richesse de la langue n’est pas le but ultime de l’épistolier. Les réminiscences littéraires, les images abondantes, la représentation de l’écho et la densité du style encadrent une brève citation biblique. Elles embellissent l’épître de « joailleries » qui mettent en valeur une citation biblique à laquelle elles donnent du sens et du « prix ». Elles « enluminent » le texte et figurent, d’une certaine façon, l’esthétique de l’enluminure.

La miniaturisation atteint parfois la virtuosité lorsqu’elle condense en quelques mots une pluralité de figures et d’allusions : l’epist. 1, 19 au grammaticus Deuterius, qui tente de réconforter le vieux maître aveugle, se termine ainsi par une accumulation nominale qui fait jaillir la lumière intérieure du correspondant :

‘Dabit Deus, ut quidquid corporalis adcessit incommodi, uice animae tuae per sudum rutilantis nitore mundetur1089.’

Cette dernière phrase concentre la force d’une pluralité de figures, contenant même une discrète allusion à Virgile réduite aux harmoniques d’un groupe de mots : per sudum rutilantis 1090. L’hyperbate (animae…nitore) suggère le large rayonnement de la lumière diffusée par cette âme dont l’éclat est souligné par la succession de trois mots abstraits (sudum rutilantis nitore) et le rythme final (cursus uelox + crétique-spondée – U – / – – ). Un des procédés les plus frappants de la miniaturisation consiste ainsi, nous l’avons vu, à ramasser la pensée dans une expression qui concentre le maximum d’effets : ces « sentences1091 » cherchent à faire jaillir la lumière par la concentration en quelques mots, par le rythme, les sonorités, les allusions, voire les discrètes réécritures. Mais l’écriture de la lumière ne se réduit pas au concetto. Les amples métaphores – considérées comme l’expression la plus visible du mauvais goût des auteurs précieux – délivrent, par le truchement d’un autre univers, le sens profond de l’épître, comme l’illustre l’exorde de l’epist. 1, 11092.

La préciosité du style préfigure l’esthétique médiévale de l’enluminure dans la mesure où elle cherche à répondre à une question fondamentale : comment représenter la lumière, cette lux romana que l’on voit poindre dans les Épîtres ? Dès lors, le problème qui s’est posé le long de notre étude (pourquoi chercher la simplicité dans un langage obscur ?) a laissé place à une autre question : pourquoi la préciosité, qui est source d’obscurités, est-elle, aux yeux d’Ennode et de ses contemporains, un mode d’expression privilégié pour représenter la lumière ? Plusieurs type de réponses pourraient être envisagés : une réflexion philosophique ou mystique nous écarterait de notre sujet. Nous préférons nous en tenir au symbole clair-obscur de la course sinueuse du navigateur rusé qui conduit son esquif vers la lumière idéale d’un « siècle meilleur » en offrant au correspondant, chemin faisant, les plaisirs d’une littérature qui ne cesse jamais d’être communication. L’écriture de la lumière montre à tout instant que la littérature ne se sépare jamais de l’histoire. Elle nous plonge en effet au cœur de la stratégie de communication de l’épistolier.

Notes
1081.

Voir, parmi de nombreux exemples, un proverbe fréquemment employé par Ennode : lychnis contra solis radios pugnaturus : epist. 2, 9 ; 2, 22, etc. ; sur cette expression proverbiale, voir Otto, p. 327. Notons aussi l’évocation fréquente  : epist. 1,18 : cujus soli nutrita simbus metalla plus rutilent ; epist. 2,7 : quasi lychnis contra solis radios ; epist. 1,13 : inter curiae sidera ; epist. 2,15 : aetherei sideris ; etc.). Enfin, la lumière, manifestation divine et source d’espérance, est le sujet de sa fameuse Benedictio cerei (opusc. 9 et 10).

1082.

Voir G. Sauron, L’histoire végétalisée. Ornement et politique à Rome, 2000, p. 28-29 : « l’étude qui suit (…) s’intéresse à un continent plutôt inexploré de l’activité humaine du passé, celui du symbolisme ornemental, qui recèle bien des surprises à ses découvreurs contemporains ».

1083.

Nous avons repéré quatre emprunts à Térence dans les livres I et II (voir chapitre 4, p. 127, note 26). La présence de mots, d’expressions ou de citations de Térence n’est pas surprenante dans l’Antiquité tardive : il constituait en effet – avec Cicéron, Virgile et Salluste – le « quadrige » des auteurs classiques qui formait le socle de l’enseignement littéraire (voir chapitre 4, p. 127 note 27). Symmaque, dont nous constatons régulièrement l’influence sur Ennode, cite souvent Térence qu’il appelle noster comicus (voir Symm. epist. 9, 84 ; voir P. Tcherniajew, Terentiana II, Apulée, Ausone et Symmaque imitateurs de Térence, 1900). Le statut de Térence est pourtant ambigu à l’époque tardive dans la mesure où, s’il jouit d’un succès plus grand qu’aux siècles précédents, sa métrique est de moins en moins comprise. Alors que plusieurs manuscrits médiévaux transmettent ses pièces comme de la prose, Rufin d’Antioche, dès le Ve siècle, et Priscien, au début du VIe siècle, sont contraints de préciser que celles-ci sont en vers.

1084.

Epist. 2, 26, 1 à Liberius : « L’écriture est à la fois l’aliment et le soutien de l’affection. La conversation épistolaire est la servante de l’amour. Une tendresse qui reste muette offre l’image de l’ingratitude. L’amitié qui ne jaillit pas en paroles déprécie ce qui fait son plaisir. Il est bon que le sanctuaire du cœur se laisse ouvrir par la clef d’un entretien. Rendu déjà plus fort par votre estime, selon les ressources de mon talent, je vous ai dédié ces offrandes du commerce épistolaire par lesquelles je m’arroge de revendiquer le mérite d’être le plus aimant des deux ».

1085.

Ces sentences n’apparaissent pas dans les extraits choisis du Florilegium Angelicum (voir annexe « Les Sentences d’Ennode », p. 423-428). Toutefois, dans l’un des principaux témoins de la Correspondance (Vatican, Biblioteca Apostolica, Lat. 3803, IXe s.), cette succession de sentences est signalée dans la marge par un trait de seconde main.

1086.

Ennod. epist. 1, 3, 1-2 : Acta est causa desiderii mei beneficio querellarum ; meruit inpudentia quod negabat urbanitas. Diligentiam sancti pectoris, quam artifex silentium tegebat, elicui (…) ; prorogando uiles paginas pretium uincentis accepi. Sic usuram cultori uexatis reddit uber terra caespitibus et feturam nobilem de singularibus parturit gleba germinibus ; sic ad uocem unius hominis montium secreta respondent, et dum angustus clamor uincitur, ualetudinem suam elementa manifestant. Euangelicis tali facto obsecutus oraculis fructum de praecepti sum ueritate sortitus, cuius declarat instructio, quod pulsanti saepe surgat et tribuat Deus, si non propter meritum, uel propter inportunitatem. Facessat posthac infidelium male cauta discussio.

1087.

Voir Verg. georg. 4, 49-50, éd. et trad. E. de Saint-Denis, 1956, p. 59 (CUF) : (…) Aut ubi odor caeni gruis, aut ubi concaua pulsu / Saxa sonant uocisque offensa resultat imago. Voir le commentaire de ces deux vers que propose R. A. B. Mynors dans Virgil Georgics, 1990, p. 265. Voir aussi l’excellente analyse d’A. Gigandet sur le thème de l’écho chez Lucrèce (IV, 572-594) et dans la littérature antique dans Fama deum. Lucrèce et les raisons du mythe, 1998, p. 286-289 : « les voix d’Écho ».

1088.

Ennod. epist. 1, 3, 1 à Faustus.

1089.

Epist. 1, 19, 4 à Deuterius : « Dieu te donnera que toute nouvelle faiblesse de ton corps soit en échange purifiée par l’éclat serein de ton âme resplendissante ».

1090.

Verg. Aen. 8, 529 : per sudum rutilare (…).

1091.

Voir chapitre 8, p. 227 sq.

1092.

Voir chapitre 8, p. 248, note 155.