Conclusion

A. La lux romana à l’aube du VI e siècle

Pour conclure notre enquête, il faudrait pouvoir attirer l’attention sur la cohérence des cinquante-quatre épîtres étudiées. Elles révèlent une réflexion sur l’écriture épistolaire qu’Ennode réussit à exploiter dans sa double dimension de genre littéraire et de moyen de communication. Certes, il ne faut pas minimiser le sens particulier de chacune d’entre elles qui traduisent de véritables échanges épistolaires. Mais ces épîtres n’en ont pas moins une portée générale. Elles n’entrent jamais dans des détails prosaïques qui sont indignes de l’écriture et qui n’intéressent que le destinataire. Elles sont suffisamment allusives pour nourrir une ambition plus large, entretenir l’éclat de la « grandeur de Rome ».

Le thème de la lux romana nous semble être une clef pour entrer dans les épîtres d’Ennode, non seulement pour en saisir la fonction mais aussi le projet esthétique. L’annonce de cette « lumière » est un hymne à la latinité, fondement de toute « romanité ». Elle est la source d’une écriture qui manifeste cette lumière par une expressivité éblouissante. À cet égard, les brèves épîtres d’Ennode constituent une étape dans la christianisation du genre épistolaire : elles sont très loin, en effet, des épîtres théologiques ou spirituelles de Jérôme ou d’Augustin. Beaucoup plus proche de Sidoine ou de Rurice, Ennode pousse très loin la préciosité et la miniaturisation de l’épître qui sont la projection esthétique de la lux romana. Toutefois, la préciosité n’est jamais conçue exclusivement comme un idéal littéraire. L’écriture sinueuse de la préciosité est aussi une stratégie de communication. Elle définit une sorte de langage au service de la « noblesse » chrétienne et d’une certaine idée de l’Église auxquelles le futur évêque de Pavie subordonne toutes ses activités. Le rapport étroit entre l’écriture et la religion apparaît plus explicitement encore dans l’un des deux textes hagiographiques d’Ennode, la Vie d’Antoine moine de Lérins : Ennode décrit l’entrée du saint dans la communauté de Lérins en « décrivant son mode de vie sans taches sous l’abondance des mots et la richesse du récit ». Il établit ainsi un lien direct entre la perfection chrétienne et l’esthétique précieuse en justifiant le recours au style abondant de la préciosité (uerborum abundantia et relationis ubertas)1099. L’évocation d’Antoine à Lérins se traduit par une longue métaphore lumineuse où apparaît la plupart des mots latins exprimant la lumière, donnant, en quelques lignes, l’impression d’un rayonnement éblouissant1100. Le symbolisme de la lumière apparaît donc fondamental pour figurer l’espoir en des temps nouveaux, comme en témoigne encore, sur un mode spirituel et poétique, l’exorde éclatant de l’Historia Apostolica d’Arator, l’élève d’Ennode :

‘(…) diuinaque uirtus,
Rursus membra ligans animata cadauera mouit.
Ad uitam monumenta patent, cineresque piorum
Natalem post busta nouant. Lux tertia uenit1101.’

La lux romana n’est donc pas un simple slogan. Elle exige un engagement concret et multiforme au service d’un nouvel universalisme romain qui est inséparable de la lux ecclesiae. Un universalisme ? Oui, si l’on considère que tout le genre humain se réduit à quelques personnes1102 ! Car si l’enseignement d’Ennode délivre un idéal unificateur, il rassemble les perfecti mais exclut tous les autres. La vision du monde qui ressort des épîtres est donc pour le moins paradoxale : d’un côté, elle prétend célébrer une époque nouvelle, de l’autre, elle est conservatrice par ses fondements culturels et sociaux.

Notes
1099.

La célébration des religieux et des clercs dans un style précieux n’est pas propre à Ennode de Pavie. Toutefois, son œuvre a constitué un exemple, comme le montre le Libellus de situ ciuitatis mediolanensis, une histoire de l’Église de Milan écrite vers le Xe s. (voir J.-Ch. Picard, Le souvenir des évêques, p. 549 et notre chapitre 1, p. 29-30, note 28).

1100.

Voir opusc. 4, 38-41 : (…) apud Lirinum inprouisus adparuit. Nuntiauit uirum insignium meritorum facies ieiunii pallore decorata. Nam dum secreti nitorem hominis splendidissima macies indicaret, non defuit actuum eius praeco consuetus, inmaculatam conuersationis ipsius speciem sub uerborum abundantia et relationis ubertate describens . Mixtus grandaeuis et praecipuis gestorum suorum lampadam non minori intellexit igne rutilare. Metitus est fomitis sui lucem , dum uidit alieni. Quasi inter ornamenta caeli et sidera pleno fulgore micantia superuenientis astri claritudo societur ; certant sine inuidia geminare radios et per augmenta luminis speciem superare nouitatis : alia prolixiori crine faciem suam stella commendat, alia puriore , unam ditat potior flamma , nobilitat alteram per spatia nocturna sincerior . (…) Ibi biennio se ipso potior mundi istius sarcinam deponens, uictor insidiarum, quas antiqui serpentis parat astutia, diem nostrum et lucem praesentis saeculi perpetui luminis adeptione commutauit. Taceo qualiter uitam ipsius mortis claritudo signauerit, ne uniuersa digerens non tam ueritatem narrasse quam praedicti laudibus uidear immoratus ; « (…) soudain, il se présenta à Lérins. Le visage auréolé par la pâleur du jeûne annonça un homme aux mérites extraordinaires. En effet, sa maigreur resplendissante reflétant l’éclat d’un homme en retrait, la louange habituelle de ses actes ne fit pas défaut, décrivant son mode de vie sans taches sous l’abondance des mots et la richesse du récit. Mélangé à des êtres âgés et exceptionnels, il comprit que la lampe de ses actes ne brillait pas d’un moindre feu. Il mesura la lumière de ses brindilles en regardant celles d’autrui : comme si, aux ornements du ciel et aux astres brillant de toute leur splendeur, se mêlait la clarté d’une étoile naissante, ils s’efforcent sans jalousie de doubler leurs rayons et de vaincre, pour augmenter la lumière, l’apparence de la nouveauté : une étoile se met en valeur par sa toison plus dense, une autre par sa toison plus pure ; la flamme plus puissante enrichit l’une, la flamme plus nette ennoblit la seconde dans les espaces nocturnes. (…) En déposant là, au bout de deux ans, la charge de ce monde, ayant triomphé de lui-même et vaincu les pièges que prépare la malice de l’antique Serpent, il échangea notre jour et la lumière du siècle présent contre la lumière éternelle. Je tais de quelle façon la clarté de sa mort témoigna de sa vie, de peur que, en racontant tout, je semble moins avoir dit la vérité que m’appesantir sur les éloges de celui que j’ai nommé plus haut ».

1101.

Arator act. 1, 11-14, éd. A. P. McKinlay, 1951, p. 10 (CSEL 72) : « La vertu divine, / rejoignant les membres entre eux, a rendu le souffle et le mouvement aux cadavres. / Les monuments funéraires s’ouvrent à la vie et les cendres des saints connaissent une nouvelle naissance après le bûcher. La troisième lumière est venue » ; Voir B. Bureau, Lettre et sens mystique dans l’Historia Apostolica d’Arator. Exégèse et Epopée, 1997, p. 58 : « C’est en effet par une nuit transfigurée que s’ouvre le poème avec l’invasion de la lumière dans le monde des morts et c’est par la proclamation d’une clarté sans fin qu’il se termine dans l’apothéose des deux lumières du monde et la défaite des forces nocturnes ».

1102.

Aussi paradoxale soit-elle, la conception d’un universalisme se réduisant à quelques personnes n’est pas inédite. Elle caractérise souvent les doctrines élitistes qui considèrent l’universalisme comme une orientation idéale ou comme une justification. C’est ainsi que la théologie augustinienne de la grâce ne voit aucune contradiction entre l’élitisme de la prédestination des saints et l’affirmation universaliste de Paul (I Tim. 2, 4 : « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés »). Voir Aug. corrept. 14, 44, trad. J. Ch É n É et J. Pintard, 1962, p. 369 (BA 24) : « il a été dit : ‘Dieu veut que tous le hommes soient sauvés’, pour qu’on entende par là tous les prédestinés, car tout le genre humain est en eux ».