B. La latinité après l’empire : une question d’identité

La Correspondance révèle ainsi les limites de l’ouverture des élites latines au pouvoir gothique, y compris chez celles qui œuvraient, comme Ennode et ses correspondants, à l’édification d’un monde romano-gothique. La préciosité stylistique de ces lettres illustre en effet la volonté d’entretenir fièrement une chasse gardée, un enclos inaccessible aux nouveaux maîtres de l’Italie, où seuls quelques latins pourraient jamais entrer : la latinitas, qui forgea au cours du temps l’identité de Rome, nourrit encore, au début du VIe s., le sentiment d’une supériorité. Parce qu’elle répond aussi à un réflexe identitaire, dans une période vécue comme une menace pour l’identité romaine, l’extrême préciosité d’Ennode peut donc être considérée comme une rhétorique de crise destinée à enraciner l’avenir dans l’histoire de la romanité.

L’omniprésence d’un passé éclatant et l’horizon d’un monde nouveau expriment une tension fondamentale de l’Antiquité tardive. La lux romana manifeste une dépendance et une autonomie à l’égard de la grandeur impériale qui sont aussi nécessaires l’une que l’autre. Elle a pour vocation de ressusciter un monde à l’agonie et de faire rayonner, dans l’obscurité des temps, un universalisme nouveau : « Que Dieu tout puissant change et fasse tourner en mieux le cours des choses, que, sur une situation que la décadence de notre temps et les ténèbres de nos mérites ont délabrée, il répande l’éclat d’un siècle d’or1103 ! ». La lux romana ne reflète donc pas la rémanence d’une identité stable mais une identité par différenciation qui suppose de se démarquer du passé tout en étant déterminé par lui1104.

Les épîtres contemporaines du schisme laurentien (livres I et II) s’inscrivent dans une phase de profonde transformation sociale et de recomposition de l’identité, ou plutôt des identités romaines. Elles montrent que la romanité, en se renouvelant, prend de multiples significations : nous rappelions en introduction que, pour Sidoine Apollinaire, la romanité correspondait désormais à la culture latine. La Correspondance d’Ennode, qui appartient à la génération suivante, reflète une étape nouvelle : « être romain », ce n’est plus seulement « parler latin, -un latin correct, celui de Cicéron et Virgile- et être catholique, - lire Augustin et Ambroise1105 » ; c’est accepter une nouvelle forme de dépendance à l’égard de la Ville, seule métropole du monde catholique et sommet de l’Église. Cette nouvelle définition de la romanité n’est pas assénée explicitement dans les épîtres car celles-ci ne sont pas des textes de propagande. Ce sont des lettres de circonstances dictées par des situations particulières qui soulèvent des enjeux cruciaux : l’avenir de la latinité, les relations avec le pouvoir gothique, la place de l’Église dans la société et l’affirmation du siège romain.

Une vue d’ensemble du VIe siècle montre que ces pistes conduisent peu à peu l’Occident vers le Moyen Âge. Toutefois, les deux ou trois décennies qui suivent ces épîtres semblent sonner le glas de la lux romana défendue par Ennode. La dégradation de l’entente romano-gothique, la fin de l’intransigeance romaine à l’égard de l’Orient, l’échec personnel de l’évêque de Pavie – dont on perd la trace en 518 – et le parcours de certains correspondants qui devinrent des figures de la reconquête justinienne1106 illustrent la désillusion de jeunes ambitieux – le plus souvent trentenaires, latins et provinciaux1107 – qui voyaient l’avenir de la romanité non pas dans une restauration impériale mais dans un rapprochement avec les élites gothiques et la suprématie du siège de Rome.

Notes
1103.

Ennod. epist. 1, 7, 1 à Faustus : Deus omnipotens mutatas ordinum uices uertat in melius et rerum statum, qui labe temporis aut meritorum nostrorum nebulis obsoleuit, aurei saeculi candore perfundat.

1104.

M. de Certeau, L’écriture de l’histoire, 1975, p. 72 : « si d’un côté l’histoire a pour fonction d’exprimer la position d’une génération par rapport aux précédentes en disant : ‘Je ne suis pas cela’, elle affecte toujours cette affirmation d’un complément non moins dangereux, qui fait avouer à une société : ‘Je suis autre que ce que je veux, et déterminée par ce que je dénie’ ».

1105.

 Inglebert, p. 677.

1106.

 Le meilleur exemple est sans doute celui du patrice Liberius qui fut, avec Ennode et Faustus Niger, un des principaux soutiens de Symmaque pendant le schisme laurentien. Après l’avoir remercié officiellement au nom du pape (epist. 5, 1 à Liberius), Ennode écrivit un vibrant éloge de Liberius (epist. 9, 23). Or, à la fin de sa vie, Liberius apparaît comme une figure…de la reconquête impériale : après son retour d’Orient en Italie, vers 554, il joua un rôle de premier plan dans la réorganisation de l’Italie placée sous la domination de Justinien (voir son épitaphe à Rimini : CIL XI, 382, vers 11-12).

1107.

 Voir les exemples d’Olybrius, Florianus Iohannes, Florus, Agapitus, Castorius, Eugenes, Honoratus, Liberius, Opilion, Senarius.