C. Une esthétique du labyrinthe et de la ruse

Si la célébration d’Ennode dans l’histoire pontificale illustre a posteriori l’intérêt des livres I et II de la Correspondance, une telle lecture ne saurait en épuiser le sens. Ces épîtres nous rappellent en effet que la raison historique se heurte toujours, dans l’interprétation d’une œuvre, à l’irréductibilité et à la singularité de l’acte créateur. Loin de toute mesure, ces épîtres se nourrissent de leurs paradoxes et délivrent, pour finir, une esthétique originale qui reflète une conception monumentale de l’architecture épistolaire. Mais cela ne veut pas dire qu’Ennode voulait combler un vide, compenser la vacuité informative par la densité et la complexité formelles. Il ne construit pas une esthétique par défaut car, à l’évidence, il lui aurait été plus facile d’écrire une langue moins recherchée. Pour Ennode, l’essentiel est ailleurs, dans une conception extrême de l’esthétique qui condense le maximum d’effets dans le cadre étroit de l’épître, de la phrase et du mot, là où le style monumental – la quadrata elocutio, le style « bien équarri », en pierres de taille – est capable de s’exprimer dans une miniature1108.

Dès lors, l’image du dédale ou du labyrinthe1109 illustre le fonctionnement de ces textes qui diffusent un idéal crypté et qui font miroiter la lumière dans l’obscurité. Comme cette Correspondance, le labyrinthe se présente comme un jeu dénué d’importance, une œuvre d’art artificielle et obscure, dans laquelle certains trouvent du plaisir1110. Mais le labyrinthe est aussi une figure essentielle, une route qui ouvre aux initiés une voie de salut. Il définit une esthétique de la ruse – res daedala 1111 – qui est aussi une arme efficace puisque tout le monde ne dispose pas du fil d’Ariane. L’épithète daedala, appliquée au mythe d’Hercule et d’Antée, nous paraît, dès lors, un maître mot qui révèle la prédilection d’Ennode pour la ruse, la première qualité du diplomate : elle conduit le lecteur dans cet univers fragile et obscur, au cœur de ce labyrinthe où rayonne la lux romana, cet idéal politico-religieux qui se confond, aux yeux d’Ennode, avec le rayonnement de l’Église.

Notes
1108.

 Nous sommes presque aux antipodes de l’esthétique classique où « toute l’invention consiste à faire quelque chose de rien » (voir Racine, préface de Bérénice, 1671).

1109.

 Sur la figure du labyrinthe dans l’Antiquité et le Moyen Age, voir P. R. Doob, The Idea of the Labyrinth from Classical Antiquity through the Middle Ages, 1990 ; notons que Sidoine emploie lui aussi l’image du labyrinthe dans l’epist. 4, 11, 2 : insolubilitate labyrinthica scientiae.

1110.

 Aug. doctr. christ. 2, 7, 8, éd. bénédictine, trad. G. Comb È s et M. Farges, 1949, p. 246-247 (BA 11) : nemo ambigit (…) cum aliqua difficultate quaesita multo gratius inueniri ; « personne ne conteste (…) qu’on découvre avec plus de plaisir les choses quand on les cherche avec une certaine difficulté ».

1111.

Ennod. epist. 1, 9, 1 à Olybrius.