Première lettre à Jean 1129 , jeune ami et élève d’Ennode. Jean doit se garder de toute fausse modestie. Par l’éclat de son éloquence, il contribue au prestige de sa famille et finira par égaler son beau-père, l’excellent Olybrius, véritable exemple vivant. Placée en tête du recueil épistolaire, cette lettre est un hymne à l’enseignement et à la relation fructueuse entre l’élève et son maître. Mais elle est aussi, pour Ennode, un moyen discret de regretter le silence épistolaire de son puissant ami Olybrius.
1. Pendant que tu cherchais à gagner le large après avoir, au mouillage, bien agencé les mots et que tu reproduisais, en un discours paisible, les sinuosités de l’élément liquide, pendant que tu réglais, en pilote diligent, l’allure de l’esquif de tes propos pour éviter les écueils de la rhétorique et que tu façonnais et pesais, en bon juge, leur course habile, tu as montré que la mer que tu représentais à mes yeux comme celle des flots était en fait celle de l’éloquence1130. 2. Dieu de bonté, à combien1131d’usages se prête une riche éloquence ! Quand elle le veut, elle se déchaîne comme un fauve, court comme un fleuve, s’agite comme la mer profonde et, toutes les chimères qu’elle peint avec les images colorées des mots, elle les représente avec la recommandation de la vérité. Tu me fais savoir que tu as peur d’écrire comme si tu ne savais pas faire front, quand ton affirmation de fuir la louange réclame la pompe des déclamations et se montre avide de gloire1132 quand elle prétend épargner la pudeur en affectant une crainte qui lui est étrangère.
3. Je te fais et t’exprime mes remerciements pour avoir consacré les nobles essais1133 de ton éloquence à louer un ami dans la mesure où tu l’estimes ainsi1134. Et bien que je ne me reconnaisse pas comme miens les mérites que tu dis, je suis touché néanmoins par la délicatesse1135 de celui qui en fait état ; je loue l’affection de ton cœur, que tu as manifestée par la lumière d’une bienveillance resplendissante de pureté1136. C’est à toi qu’est tendue cette torche que ton éloquence flatteuse allume pour ma bonne réputation. Quant à moi, bien que je n’échappe pas à l’obscurité de mon esprit1137, je sais néanmoins la reconnaître. 4. Il souffre de lourdes pertes1138 celui qui se confie naïvement à la bienveillance d’autrui, encore qu’il n’y ait pire forfait que tromper la confiance. Néanmoins les qualités de ton élocution épistolaire m’ont comblé de joie à ton sujet car tu exprimes la nouveauté des pensées1139 par la pureté des entretiens1140 et tu dépasses les gloires de ton antique lignée par l’éclatante nouveauté de ta conversation. Il eût été suffisant pour combler les attentes de tes parents de te voir rivaliser avec les anciennes distinctions de ta famille. Mais les surpasser ! Personne n’a cru la chose possible et personne ne l’a espéré. 5. Tu vois quel immense mérite une conversation polie à la perfection ajoute aux vertus d’un homme bien né. Ce que le rayonnement du sang a donné, le travail d’un maître1141 l’a dépassé. J’ai cru que le parfait accomplissement de mes vœux1142 était de te voir égaler tes origines, sans peser ce que celui qui habite avec toi 1143 apporterait à ton éclat. Soit, je veux bien que la connaissance ait fait défaut aux appréciations de mon jugement : j’ai cru que personne ne parvenait à la hauteur d’Olybrius et pourtant, poursuivant rapide, tu es sur ses talons et tu le rendras heureux, c’est sûr, si tu le surpasses1144. 6. Je prie Dieu que, grandissant1145 en toi, les germes de la bonne semence1146, qui montrent la perfection dès les commencements, prennent encore de la force. Tu possèdes, dans ta maison, de quoi tirer les exemples vivants en rapport avec mon exhortation. Que ton père, par la tranquillité de son caractère, ton beau-père, par son éloquence, t’incitent à leur ressembler. Si le Royaume des Cieux daigne me voir lié par un vœu1147, je prie seulement que tu acceptes de te souvenir avec empressement de moi, pour éviter que tu ne t’efforces d’égaler aussi en oubli celui dont tu t’efforces d’atteindre la perfection parmi les exercices oratoires 1148 . Mais il me faut revenir à l’usage épistolaire que mon affection pour toi m’a fait dépasser. 7. Salut, mon cher Seigneur, et honore celui qui t’aime par les présents de lettres1149 fréquentes pour ne pas laisser penser que chez toi, comme il est habituel chez certains, le seul témoignage d’affection ait été celui de ton précédent entretien.
Jean, issu de l’ancienne noblesse (ueteris decora prosapiae ; seniora familiae ornamenta), fils d’un ami d’Ennode et gendre d’Olybrius, appartient à l’aristocratie milanaise et exerce une charge à Ravenne en 503. Il est alors, semble-t-il, un jeune homme (adulescentia in te) et un élève d’Ennode. Préfet du prétoire à partir de 512, il sera le père du préfet Reparatus et du pape Vigile. Il reçut cinq lettres d’Ennode (epist. 1, 1 ; 1, 10 ; 2, 18 ; 4, 12 ; 6, 37. Dans son éloge posthume en 527, Cassiodore (voir uar. 9, 7) raconte que le préfet Jean a réparé la curie romaine et insiste sur ses qualités d’évergète (voir PLRE, « Iohannes 67 », p. 609-610).
La métaphore maritime est un lieu commun de la littérature rhétorique et morale : voir Cic. Sest. 46 ; Lucr. 2, 1-2. Ce thème est aussi très fréquent chez les auteurs chrétiens : Ambroise de Milan compare le Christ à « un bon navigateur sur une mer tranquille » (voir Ambr. epist. 5, 19, 5 à Orontianus : in huiusmodi nauibus nauigat Christus, et ‘in puppe’ tamquam bonus gubernator tranquillo quiescit mari). Grégoire de Tours représente l’Église comme un navire traversant les flots (Voir Grég. Tur. Franc. 1, 4 : ipsa [=ecclesia] enim inter fluctus et scopulos huius saeculi transiens, nos ab inminentibus malis materno gestamini fouens, pio amplexu ac protectione, « elle aussi [=l’Église], en effet, voguant au milieu des flots et des écueils de ce siècle, nous couve dans son sein maternel ; son pieux embrassement et sa protection nous défendent contre les maux qui nous menacent », trad. R. Latouche).
L’emploi de quanti au sens de quot est fréquent dans le latin tardif (Dubois, p. 346-349).
Le lien entre la rhétorique et la morale est souligné d’emblée : l’éloge de l’éloquence de Jean se termine par une mise en garde – plus discrète mais essentielle aux yeux d’Ennode – contre la vanité.
Dans l’epist. 2, 10, 3, Ennode vante « la déclamation [d’Avienus] qu’une intelligence déjà vénérable chez un enfant, prenant les devants sur l’âge, a portée à la perfection ». Le parallèle est accentué par le fait que Jean et Avienus suivent l’exemple de grands orateurs, respectivement le beau-père (Olybrius) et le père (Faustus).
<tantum> quantum aestimas : cette incise est une affectation de modestie.
Le terme religio est fréquent chez Ennode qui parle de « religion épistolaire » (epist. 2, 26, 2 : religio dirigendae paginae). Son principal modèle, Symmaque, l’emploie aussi pour désigner à la fois les liens qui l’unissent à ses correspondants et le respect des règles de l’amitié épistolaire telle que la uicissitudo epistularum (voir S. Roda, Commento storico al libro IX dell’epistolario di Q. Aurelio Simmaco, 1981, p. 199). Si l’influence de Symmaque et de l’épistolographie antique est indéniable, l’activité d’Ennode dans l’Église nous invite à déceler aussi une connotation chrétienne dans le terme religio. La « religion épistolaire » d’Ennode n’est pas en tous points semblable à celle de Symmaque dans la mesure où elle est mise au service d’un enseignement et d’un engagement chrétiens (voir commentaire chapitre 4, p. 135 sq. et chapitre 6, p. 176 sq.).
Nous traduisons per sudum rutilans par « resplendissant de pureté ». L’adjectif substantivé sudum désigne le ciel pur, le temps serein (voir Plaut. Mil. 2 : cum sudum est, « quand il fait beau »). Mais il faut probablement voir dans cette expression un souvenir de l’Enéide (voir Verg. Aen. 8, 529 : per sudum rutilare). Ennode emploie six fois l’expression per sudum rutilans dans son œuvre, comme une expression figée, presque proverbiale.
Le terme conscientia, souvent employé (vingt fois dans les livres I et II), exprime plusieurs idées héritées de la philosophie païenne. Il désigne d’abord, comme ici, le siège des pensées et des émotions humaines, illustrant ainsi la finitude et la misère de l’homme. Mais il revêt le plus souvent une acception morale (« bonne conscience », « conscience du bien »), fondement de la vie heureuse et de la relation entre l’homme et la divinité (voir epist. 1, 4, 1 ; 1, 8, 2 ; 2, 2, 3 ; etc.). En insistant sur cette pureté de la conscience, Ennode poursuit l’effort de nombreux Pères qui tentent non sans mal de lui donner une signification chrétienne et d’en faire le témoin de Dieu dans l’homme (voir M. Testard, « Observations sur le thème de la conscientia dans le De officiis ministrorum de Saint Ambroise », 1973, p. 219-261).
Hiatus désigne d’abord « l’ouverture » et, par extension, « l’arrogance », « l’orgueil » (voir Hor. ars 138 ; Ivv. 6, 636 ; Ennod. epist. 3, 5, 1). Si l’on retient cette interprétation métaphorique, le texte pourrait signifier : « Il souffre d’un grave orgueil celui qui… » ; mais le mot hiatus semble employé ici dans un autre sens figuré, « la perte », qui est rare mais se déduit aisément du sens classique « le gouffre ».
La forme de génitif pluriel sensuum se trouve six fois dans l’œuvre d’Ennode. Elle est le plus souvent employée dans le sens de « pensées » : Dieu est présenté comme « celui qui scrute les pensées » (discussor sensuum, epist. 4, 13, 1), le porteur, comme « celui qui révèle les pensées dans les limites étroites des lettres » (inter sermonum angustias interpres sensuum, epist. 4, 27, 1) et le maître, comme celui qui façonne les pensées » (fabricator sensuum, dict. 7, 3). L’expression sensuum nouitas est également employée par Symmaque dans une lettre souvent citée par Ennode (voir Symm. epist. 1, 53, 2 : Nam unde est haec in epistulis tuis sensuum nouitas, uerborum uetustas, si tantum nodosa retia uel pinnarum formidines et sagaces canes omnemque rem uenaticam meliorum oblitus adfectas ; « D’où vient, en effet, ce style archaïque qui dans vos lettres s’allie à des pensées modernes, si, oublieux de distractions plus relevées, vous vous intéressez seulement aux nœuds des filets, aux plumes des épouvantails, au flair des chiens, bref à tout l’art de la vénerie », trad. J.-P. Callu). Les allusions aux épîtres de Symmaque, considérées comme un modèle épistolaire dès la fin de l’Antiquité, sont fréquentes chez Ennode. Les références à Symmaque chez Jordanès, qui cite l’epist. 1, 12 (voir Get. 19, 104) et chez Arator, qui cite l’epist. 8, 22 (voir act. 2, 455), « prouvent », selon J.-P. Callu, qu’« au VIe s., la Correspondance était accessible dans la bibliothèque des Symmachi » (voir Symm. tome IV, introduction, p. XIII, note 22).
Sermo désigne ici les entretiens épistolaires et peut donc parfois se traduire par « lettre ». La métaphore du « dialogue à distance », thème fondamental de l’épistolographie antique, est développé par Sénèque dans un passage célèbre (epist. 75, 1 : minus tibi accuratas a me epistulas mitti quereris. Quis enim accurate loquitur nisi qui uult putide loqui ? Qualis sermo meus esset, si una desideremus aut ambularemus, inlaboratus et facilis, tales esse epistulas meas uolo, quae nihil habent accersitum nec fictum ; « Mes lettres ne sont pas, selon ton goût, travaillées comme il faut, et tu t’en plains. En vérité, qui songe à travailler son style, hormis les amateurs du style prétentieux ? Ma conversation, si nous nous trouvions en tête-à-tête paresseusement assis ou à la promenade, serait sans apprêt, d’allure facile. Telles je veux que soient mes lettres : elles n’ont rien de recherché, rien d’artificiel », trad. H. Noblot). Cet emploi technique du terme sermo repose sur l’idée que le style épistolaire doit imiter la conversation orale. Les épistoliers sont donc amenés à reconstituer une fiction orale qui se traduit par des termes réservés à l’oralité (sermo, conloquium, eloquium, confabulatio, etc.) pour désigner l’épître. Voir par exemple, Symm. epist. 1, 45 : sermo multus ; 2, 2 sermo parcior ; 6, 2 : desideratus sermo.
Ennode emploie plusieurs fois le terme castigans pour se qualifier lui-même, exprimant ainsi l’importance que revêt à ses yeux la direction d’autrui (voir epist. 1, 1, 5 : industria castigantis ; epist.1, 10, 3 : uocem debeo castigantis). Mais castigare appartient aussi au vocabulaire de la direction spirituelle, désignant par exemple chez Sénèque l’action de « corriger » moralement autrui (voir Sén. epist. 21, 11, 4 ; benef. 7, 24, 2). L’enseignement d’Ennode semble donc allier d’emblée la rhétorique et la morale. Ces conseils expriment la conception chrétienne de la nobilitas qui se fonde sur la naissance, la culture aristocratique et l’excellence de la vertu. Jean est donc pleinement « noble » en ceci qu’il se plie à ces trois exigences. Cette conception de la nobilitas est récurrente dans la littérature patristique depuis le IVe siècle (voir Salzman, p. 213-219).
L’expression uotorum summam fatigari signifie littéralement : « que la somme des vœux était épuisée ». Toutefois, cet usage métaphorique du verbe fatigari n’est pas fréquent. C’est pourquoi l’éditeur G. Hartel propose la leçon fastigari qui est aussi attesté dans un témoin manuscrit (O). L’expression signifierait : « que la somme des vœux était à son comble ». Ce sens « classique » de fastigari est usuel dans l’Antiquité tardive (voir Sidon. epist. 3, 6, 3 : statum celsitudinis tuae (…) titulorum parilitate fastigat ; « il élève par l’égalité des titres (…) la condition de votre Grandeur », trad. A. Loyen).
Cohabitator : ce terme désigne ici le maître qui cohabite ou qui vit avec l’élève. Il s’agit donc non pas d’Ennode mais vraisemblablement d’Olybrius, le beau-père de Jean.
Voir Symm. epist. 4, 20, 2 : cuius eloquentissimus iuuenis (…) proximis facundiae calcibus urguet parentem. O te beatum, amice, si uinceris !(« vous dont le jeune garçon parfaitement disert (…) marche sur les talons de son père dans la course à l’éloquence. Ô mon ami, que vous serez heureux, si vous êtes vaincu ! », trad. J.-P. Callu).
Nous interprétons adulescentia comme un participe présent qui se rapporte à germina.
Voir Symm. epist. 4, 20, 2 : Tuae res non in germine, sed in fruge sunt (« Chez vous, les choses ne sont pas en germe mais portent déjà du fruit. », trad. J.-P. Callu).
Verg. Aen. 5, 237 : uoti reus (« lié par un vœu »).
D’après les lignes qui précèdent, Ennode fait allusion au silence d’Olybrius. On pourrait rapprocher cette épître de l’epist. 2, 9, 4 à Olybrius : domine, ut supra, honorem salutati exhibens precor, ut aput magnitudinem uestram studiorum meorum fructu non caream, postquam uobis quid cuperem non celaui, ut scriptionis operam quam hactenus protulisti, stili frequentiam uel ubertate pensetis . Ce rapprochement permet de comprendre l’un des objectifs de cette lettre : à travers l’éloge de Jean, d’Olybrius et de leur famille, Ennode cherche un moyen de reprendre contact avec Olybrius qui ne daigne pas ou plus lui écrire. Suivant cette hypothèse, l’epist. 2, 18 à Jean marquerait une nouvelle tentative pour obtenir une lettre de Jean qui se montre également négligent.
La présence rapprochée des termes epistola et litterae montre la difficulté de les distinguer. En effet, il nous semble qu’Ennode emploie indistinctement l’un pour l’autre et qu’il utilise parfois d’autres termes (pagina, sermo…) comme de véritables synonymes. L’équivalence entre ces termes latins nous incite à ne pas reprendre en français la distinction, canonique mais souvent artificielle, entre « l’épître » (forme littéraire des correspondances) et la « lettre » (forme non-littéraire). Nous rejoignons donc l’avis de R. Burnet qui réfute cette distinction établie par A. Deissmann dans son célèbre ouvrage Licht vom Osten (1908) : « aussi proposons-nous de l’abandonner tout-à-fait, et d’employer « épître » et « lettre » indistinctement » (voir Burnet, p. 28).